De Vienne en 2001 jusqu’à Barcelone aujourd’hui en passant par Paris en 2010, La Sonnambula mise en scène par Marco Arturo Marelli n’a rien perdu de son intelligence. La transposition, dont Christian Peter nous livrait les clés à l’occasion des représentations parisiennes, a le mérite de renouveler une intrigue maigrelette. Il est d’ailleurs superflu de savoir que derrière Elvino et Amina se cachent Bellini, lui-même, et la créatrice du rôle, Giuditta Pasta, pour adhérer à la scénographie. Le décor unique — vaste salle art déco débarrassée ici des infirmières et fauteuils roulants qui, à Bastille, suggéraient un sanatorium — se prête aux différentes situations avec un esthétisme de bon aloi. Seul le chassé-croisé dans la chambre du Comte peut paraître confus à qui ne connait pas le livret. Le soin porté à la direction d’acteurs, choristes compris dans un ouvrage où ils occupent une place importante, anime le propos. L’hommage à la production légendaire de Luchino Visconti en 1955 à La Scala est à peine déguisé. La robe blanche de l’héroïne semble inspirée de celle que Maria Callas portait à Milan, et la cabalette finale qui voit la métamorphose de la somnambule en diva procède de la même volonté de détacher cette page virtuose du reste de l’action*.
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Vienne et Paris affichaient Natalie Dessay. Le Liceu, lui, propose deux distributions, à première vue aussi attrayante l’une que l’autre, le forfait de Diana Damrau ayant redistribué les cartes sans modifier l’intérêt de la donne. Patrizia Ciofi, remplacée par Annick Massis, vient se substituer à sa consœur allemande. Dans les deux cas, le rôle-titre est confié à une voix d’essence légère, selon une tradition discutable.
Sauf qu’Annick Massis a pour elle la pureté d’un timbre inaltéré, des suraigus d’une précision exemplaire, un souffle inépuisable qui, combiné à une technique accomplie, accrédite le parti-pris. Dans une forme superlative, la Française tente tout ce que son art lui autorise. Des sons filés aux messa di voce les plus stupéfiantes, chaque note semble pensée avant d’être émise avec une précision confondante. Mieux, le chant se renouvelle sans cesse, usant de couleurs inédites, osant des variations originales, puisant dans les ressources d’un médium étoffé pour servir le texte, jusqu’à une cabalette libératrice qui enthousiasme la salle.
Patrizia Ciofi n’a pas autant d’atouts à faire valoir. La blessure du timbre, ce voile qui depuis toujours confère à sa voix un charme unique, s’est accentuée avec le temps, notamment dans les registres inférieurs. Le vocabulaire s’est restreint, certaines notes sont douloureuses mais l’agilité demeure et l’Italienne sait transmuter le plomb en or, offrant un « Ah ! Non credea mirarti » intensément vécu, déchirant parce que déchiré. Le triomphe que lui réserve le public dépasse celui de Juan-Diego Flórez, ténor chéri pourtant des Barcelonais. D’un geste, au moment des saluts, le chanteur indique que, souffrant, il n’a pu donner la pleine mesure de ses moyens. Effectivement, Elvino parait moins affirmé que d’autre fois : l’aigu moins insolent, le chant moins nuancé. Mais bien qu’en retrait, Juan Diego Flórez reste un modèle de style dans un rôle qui s’inscrit exactement dans sa vocalité.
L’interprétation de Celso Albelo est plus contestable. Le ténor a de la matière, de la vaillance même, bienvenue dans le finale du premier acte. Mais cet héroïsme avec tout ce qu’il induit d’imprécision, de manque de subtilité, d’aigus en force, semble appartenir à une autre école, surtout lorsqu’il lui faut se mesurer, comme ici, à la science belcantiste de sa partenaire.
Si les deux comtes — Michele Pertusi et Nicola Ulivieri — se valent, le style compensant l’absence de mordant chez le premier et inversement chez le second, Sabinà Puértolas en Lisa prend le pas sur Eleonora Buratto, ne serait-ce que par le caractère mutin de sa composition et le grain de la voix. Pour le reste, les deux affrontent crânement l’air du 2e acte, habituellement coupé, variant la reprise et triomphant tant bien que mal des attaques à nu et autres difficultés glissées là par Bellini à l’intention d’un personnage moins secondaire qu’il n’y parait.
D’une distribution à l’autre, Gemma Coma-Alabert offre à Teresa une voix de mezzo-soprano saine et bien projetée, particulièrement appréciable dans le quatuor du dernier acte.
Le chœur et orchestre participent à la qualité musicale de l’ensemble, malgré la direction de Daniel Oren, certes respectueuse de l’équilibre des volumes, mais lente, voire pesante, et audiblement peu inspirée par une partition dont la simplicité reste un leurre, et un défi.
* A Milan, Visconti avait imaginé d’éclairer progressivement la salle durant la scène finale.