Ultime des six collaborations entre Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal, Arabella a vu le jour dans la douleur. Douleur du librettiste tout d’abord qui, plusieurs fois sommé de revoir sa copie, trépasse avant même que la partition soit achevée ; douleur du compositeur également, qui a mis du temps à trouver la force et l’inspiration nécessaires à l’achèvement de l’opéra, avant que le décès subit de son comparse fouette sa puissance créatrice. Est-ce cette genèse difficile qui fait que l’œuvre, 82 ans après sa première représentation à Dresde, ne laisse pas d’étonner, sinon de dérouter ? Quelque chose de cette « comédie lyrique », que l’on pourrait prendre à première vue pour un épigone de la « farce viennoise » qu’est Le Chevalier à la Rose, échappe inévitablement, et c’est aux rôles principaux que revient cette part de mystère. Arabella n’est pas aussi désabusée que La Maréchale : encore idéaliste, elle cherche le vrai grand amour. Il y a un peu de Sophie en elle. Par conséquent, Zdenka n’est pas Sophie : elle a une autre consistance, une autre gravité, inculquées de toute force par sa rude éducation et son travestissement forcé : il y a un peu d’Octavian en elle.
Les deux sœurs sont heureusement ce que cette nouvelle production d’Arabella présentée ces jours-ci au Festival de Munich offre de plus irrévocablement grand. Revenant à un rôle qu’elle n’avait plus endossé depuis longtemps, Anja Harteros triomphe : nonobstant le registre aigu, un peu crié ce soir, la soprano fascine toujours autant. Véritable porcelaine de Sèvres, sa voix, tout à la fois claire et charnue, délicate et puissante, est l’instrument idéal pour concilier les contraires et saisir les états d’âme d’une protagoniste aussi prompte à s’abandonner à l’amour qu’à faire délicieusement souffrir ses soupirants. Insaisissable et fatale, bien plus femme que jeune fille, elle semble un décalque de sa petite sœur. Celle-ci trouve en Hanna-Elisabeth Müller une interprète de rêve, un timbre fruité rappelant la jeune Barbara Bonney, une présence scénique un rien effrontée, un abandon idéal dans le troisième acte, quand elle se révèle à Matteo telle qu’elle est.
Autour d’elles, ce sont plus que des faire-valoir qui gravitent : le Mandryka de Thomas Johannes Mayer n’affiche certes pas la même insolente puissance vocale que sa partenaire, mais on s’attache d’emblée à son personnage, sans pour autant que son ambiguïté, sa désespérante maladresse, sa violence parfois, ne soient édulcorées. Si, à ce stade de leur carrière, Doris Soffel et Kurt Rydl comptent moins sur leur voix que sur leur abattage, ils n’ont aucun mal à faire d’Adelaide et du Comte Theodor Waldner autre chose qu’un couple de silhouettes. Eternel Tamino égaré dans les vicissitudes de la vraie vie, Joseph Kaiser mène une excellente équipe d’amoureux éconduits, et Eir Inderhaug s’acquitte avec bonheur des multiples acrobaties, vocales et physiques, que la partition de la Fiakermilli et la mise en scène d’Andreas Dresen lui imposent.
Cette dernière, que ne guette pas l’excès d’originalité, se laisse voir sans déplaisir. Autours de beaux escaliers entrecroisés signés Mathias Fischer-Dieskau, Andreas Dresen tisse une direction d’acteur précise, souvent fine, au final foncièrement conventionnel. Que la fête du IIe acte se transforme peu à peu en partouze restera l’ultime provocation de ce futur bon spectacle de répertoire, classique et élégant. Classique et élégant : voilà des mots qui, sans connotation péjorative aucune, décrivent bien la direction de Philippe Jordan. A Munich comme à Paris, le chef soigne les équilibres et flatte les couleurs d’un orchestre qui n’attend que cela, trouvant dans cet hédonisme sonore un certain reflet de la somptuosité vocale des deux reines de la soirée.