Kwamé Ryan n’avait pas encore pris ses fonctions à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine qu’il rêvait déjà de diriger Ariane à Naxos dans le cadre intime du Grand Théâtre1. Deux ans plus tard, le rêve devient réalité et à écouter le chef tisser la partition de Richard Strauss comme une araignée sa toile entre les colonnes érigées au XVIIIe siècle par Victor Louis, on comprend sa motivation : redonner à l’ouvrage une dimension chambriste que trop de productions dans les plus grandes maisons d’opéra ont eu tendance à négliger. Adopter un ton plus confidentiel, exposer le maillage complexe de l’harmonie et les méandres du contrepoint, unifier un discours plural sans renoncer à la beauté du son, à l’élan lyrique et aux nombreux climax émotionnels qui bousculent sporadiquement une construction trop savante. C’est ainsi que Kwamé Ryan réussit à résoudre en deux heures trente d’une direction serrée le paradoxe d’Ariane à Naxos, celui d’un opéra baroque créé au XXe siècle dont la vocation, au sein du répertoire, est de concilier le discours continu et la division par numéros, la démesure vocale et une orchestration réduite à moins de quarante instruments, le Nord et le Sud, Wagner et Mozart.
Cette fidélité à la nature profonde de la partition accentue les particularités d’une distribution qui voit, comme toujours chez Richard Strauss, le triomphe des femmes. Arnold Bezuyen, messager de mort bien plus que jeune dieu conquérant, malmène le duo final. Mais, quand bien même on mettrait de côté ce rôle de Bacchus que l’on sait impossible à chanter, les autres personnages masculins – Olivier Dumait (Le Maître à danser), Olivier Zwarg (le Maître de Musique), Andrey Zemskov (Truffaldin), François Piolino (Scaramouche) et même Thomas Dolié, plus terne en Harlequin qu’à son habitude – pâtissent de la présence irradiante de leurs partenaires féminines. Trois nymphes en osmose, Eve Christophe, Leslie Davies, Mélody Louledjian, d’où se détache L’Echo de la première, et surtout trois prime donne qui chantent à armes égales.
Révélée dans Tannhäuser à Bordeaux2, Heidi Melton (Ariane) est bien ce grand soprano straussien dont le profil vocal représente un certain idéal : l’ampleur, le volume – du cri au chuchotement –, le souffle qui porte sans faillir les phrases les plus longues, le velours qui en magnifie les contours, l’étendue – du grave à un aigu que l’on aimerait encore plus absolu.
Brenda Rae ne ressemble pas à ces coloratures auxquelles échoit d’habitude le rôle de Zerbinette. Durant le prologue, la voix, par sa rondeur, fait craindre que la chanteuse ne trébuche sur les difficultés accumulées dans la deuxième partie par un Richard Strauss en mal de bel canto. Le disque, la scène aussi (Jane Archibald, Natalie Dessay pour prendre des exemples qui occupaient dernièrement l’actualité) nous ont habitué à plus de métal. Pourtant, la technique, l’agilité et le suraigu sont tous les trois au rendez-vous. Cette virtuosité sans affectation est d’ailleurs à l’image du jeu scénique : naturelle. Et Zerbinette, débarrassée de ses acidités, n’a jamais paru aussi féminine.
Présenté d’abord comme un adolescent boulimique à l’allure ingrate, le Compositeur maladroit d’Elza van den Heever dévoile peu à peu sa vraie nature vocale, celle d’un soprano incandescent. C’est cette métamorphose d’ailleurs qui rend son interprétation mémorable, l’impression que la voix évolue avec le personnage. Le chant devient de plus en plus affirmé jusqu’à la révélation du duo avec Zerbinette où les aigus tranchent et frappent comme des coups (le public, une fois les lumières allumées, reste d’ailleurs assis sans bouger, abasourdi).
Est-ce l’intensité d’une telle scène qui nous fait ne pas rejeter en bloc l’approche résolument contemporaine de Roy Rallo ? Transposé de nos jours dans la galerie d’art privée d’un riche homme d’affaire, son travail durant le prologue a pour unique défaut la laideur de ses décors (il n’est pas donné à tout le monde d’aimer les sculptures de Jeff Koons). Par la suite, hélas, le metteur en scène enfonce le clou. L’acte d’Ariane se passe dans un hangar rongé par le salpêtre et la fenêtre qui s’ouvre à la fin de l’opéra ne suffit pas à chasser le sentiment d’oppression causé par l’accumulation malhabile de symboles éculés. On n’est pas près d’oublier l’image d’Ariane assise par terre les jambes écartées comme une poupée gonflable, ni les seaux de terre que les machinistes versent sur des nymphes vêtues de robes en nylon fleuries. Attitudes hardcore, costumes trash… Le genre de détails qui, s’il n’y avait l’interprétation musicale, auraient pu faire du beau rêve de Kwamé Ryan un bad trip.
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1 Cf. l’entretien qu’il nous a accordé en janvier 2009.
2 Elle interprétait le rôle d’Elisabeth, cf. notre compte-rendu.