Poursuivant sa mission de redécouverte des œuvres oubliées du romantisme français, le Palazetto Bru Zane proposait à Munich Ariane, l’un des deux opéras mythologiques de Massenet (avec Bacchus), délaissé depuis les années 1940, malgré quelques rarissimes représentations récentes souvent en format concert. Si parfois certaines œuvres laissées de côté le sont pour de bonnes raisons, le Palazzetto démontre qu’il s’agit dans le cas d’Ariane d’une réelle injustice.
Quel bonheur de nous immerger dans cet opéra si captivant ! Le livret est d’une qualité notable : et pour cause, il est écrit par le poète parnassien Catulle Mendès, dont les vers sont d’un niveau poétique supérieur à la moyenne des livrets habituels et confèrent une noblesse évidente à l’œuvre. Le sujet est typique de l’esthétique fin-de-siècle, recréant une mythologie fantasmée, mais plus naïve que perverse et relativement sobre, loin d’un orientalisme kitsch : la mythologie dépeinte est plus celle du Grand siècle que celle des décadentistes. L’intrigue est simple et tragique : Ariane aime Thésée, lequel accepte de l’épouser par devoir, puisque c’est grâce à elle qu’il a pu défaire le Minotaure. Mais Thésée aime Phèdre, la sœur de l’héroïne, qui toutefois décède accidentellement. Revenue d’entre les morts grâce à Ariane, Phèdre est choisie par Thésée et dépitée, l’héroïne rejoint les sirènes au fond de la mer…
Catulle Mendès prend plus ou moins de libertés avec le mythe et ajoute notamment cette fascinante descente dans les Enfers d’Ariane, que Massenet explique dans ses Souvenirs avoir voulu supprimer avant que sa petite-fille ne l’en dissuade. On remarquera que la fin tragique est en réalité, aussi, une fin heureuse puisque l’amour, entre Thésée et Phèdre, l’emporte sur le devoir, contrairement à l’intrigue du destin d’un certain jeune allemand dépressif auquel le compositeur a consacré un opéra en 1892 – Werther. Cette ambiguïté apporte une complexité indéniable au livret, dès lors que chaque personnage présente un positionnement psychologique crédible.
Sans surprise, le spécialiste de la musique française de la deuxième moitié du XIXe siècle Laurent Campellone s’empare de l’œuvre avec virtuosité. La musique de Massenet rejoint à notre sens le rang de celles de ses meilleures créations, comme Werther ou Thaïs. Certes, le grandiose est présent, mais sans les excès fanfaronesques d’Hérodiade, et surtout, il sait habilement côtoyer l’intime et le tragique. De superbes airs et duos parsèment l’opéra (« Chère Cypris, Cypris compatissante », « C’était si beau », « Ah, le cruel ! ah, la cruelle »…), essentiellement pour les rôles féminins, et le compositeur imprègne ses portées de motifs très élégants, particulièrement aux actes I et IV.
Le chef se plait à mettre en valeur ces contrastes et à accentuer les reliefs, sans aucune grandiloquence. L’orchestre de la radio de Munich est dans un forme olympique : passé la tonalité somptueuse des actes I et II, il déploie une texture dramatique pour l’acte III avant d’instaurer une atmosphère d’étrangeté dans les Enfers de l’acte IV et un registre plus pathétique à l’acte V. Laurent Campellone multiplie les clins d’œil, notamment aux influences de Massenet, en l’occurrence, pour cet opéra, Wagner, cité parfois assez explicitement. Les références sont aussi internes à son œuvre : à l’acte IV, le leitmotiv des enfers – osons le mot, pour l’un des opéras les plus wagnériens du compositeur, avec Esclarmonde – rappelle immanquablement l’air des lettres de l’acte III de Werther. Le chœur de la radio Bavaroise dispense une performance ciselée, tant au niveau de la puissance, de la sensibilité et de la diction.
Mais ce qui porte la soirée au firmament est le plateau vocal, homogène dans l’excellence. Philippe Estèphe et Yoann Dubruque proposent de très solides Matelots, Chef de nef et Phéréklos. Les sirènes, Eunoé, Chromis et Cypris de Marianne Croux et Judith van Wanroij sont également très convaincantes, se distinguant par leurs voix cristallines et la pureté de la ligne.
Les rôles principaux sont tous un sans faute. Jean-Sébastien Bou campe un Pirithoüs tout en faste et en autorité. Le volume de la voix est stupéfiant, porté par un vibrato équilibré et une rondeur du baryton très flatteuse pour l’oreille. Jean-François Borras tire très bien son épingle du jeu : Thésée n’a pas d’air en tant que tel qui lui soit dédié, et pourtant, le chanteur sait caractériser son personnage transi d’amour pour Phèdre, traversé par la fidélité au devoir, tout en incarnant la vaillance du héros avec une vigueur toute mythologique. En Phèdre, Kate Aldrich trouve le parfait dosage pour rendre la jalousie du personnage à la fois humaine et en même temps dévorante. La voix dispose d’une théâtralité travaillée et de par une approche nuancée, la chanteuse parvient à faire de son rôle celui d’une héroïne tragique, alors que le livret la porterait davantage vers celui de l’antagoniste.
Amina Edris © Capucine de Chocqueuse
Amina Edris est une splendide Ariane : l’ampleur de la voix est généreuse, le vibrato chatoyant et les aigus rutilants. Le timbre est d’une délicatesse renversante et le pianissimo final « Recevez-moi » achève de démontrer les talents multiples de la soprano. Tant « Ah, le cruel ! ah, la cruelle ! » que « C’était si beau ! » bouleversent le spectateur : Amina Edris incarne les larmes d’Ariane que Massenet tenait tant à représenter. Elle choisit pour ce faire une approche tout en retenue, qui rompt avec l’opulence du texte, créant un contraste typique de l’esthétique classique qui promeut le minimum de moyens pour le maximum d’effets.
Mais c’est la Perséphone de Julie Robard-Gendre qui crève la scène ce soir. Le personnage n’apparaît qu’au cours de l’acte IV qui lui est dédié et la mezzo-soprano offre une petite capsule de perfection. Alors que sa Perséphone est d’abord d’une bizarrerie effrayante, elle évolue progressivement vers le dévoilement d’une vulnérabilité émouvante au cours de l’air des roses. Si le livret implique un changement de ton qui peut paraître abrupte lorsque Perséphone accepte soudainement de laisser Phèdre repartir parmi les vivants, Julie Robard-Gendre réussit à mettre ce curieux revirement sur le compte d’une personnalité hors norme, aussi instable que le passage d’une saison à l’autre. La texture sombre de la voix lui permet d’enténébrer sa Perséphone comme il se doit.
« Ariane ! Ariane ! l’ouvrage qui m’a fait vivre dans des sphères si élevées ! » écrivait Massenet dans Mes souvenirs. Nous pouvons remercier le Palazetto Bru Zane de nous avoir, le temps d’une soirée, transporté quelques heures dans ces sphères élevées où nous avons retrouvé tout ce que nous aimons chez Massenet.