Créée à Salzbourg en juin 2017, cette production d’Ariodante est à l’affiche de l’opéra de Monte-Carlo alors même que le premier tournoi européen de béhourd se déroule à Monaco. On ne peut qu’admirer le comité organisateur des évènements en principauté pour la concomitance au calendrier de ce spectaculaire sport de combat inspiré des joutes médiévales et de l’opéra de Haendel. En effet ce dernier a pour cadre la cour du roi d’Ecosse quand la chevalerie était non seulement la crème de l’ordre militaire mais aussi un ordre moral, dont les membres étaient strictement tenus de respecter les femmes. Le grand seigneur Polinesso, qui use d’elles par le mensonge ou la force pour accéder au pouvoir suprême, menace l’équilibre du monde en s’attaquant au couple chargé d’en assurer l’avenir. Sa mort restaurera la justice, la concorde et la paix. C’est toute l’intrigue d’Ariodante, dont le livret s’inspire du Roland furieux, en italien Orlando furioso, publié par le poète Ludovico Ariosto en 1516.
On ne pouvait attendre de Christof Loy que sa mise en scène se borne à raconter l’histoire. En l’absence de toute note d’intention, il reste à essayer de deviner son projet. Avant l’ouverture un texte est projeté sur l’écran destiné aux surtitres tandis qu’une voix off le lit. Il s’agit d’un extrait de l’Orlando de Virginia Woolf, dont on se souvient qu’il traite sous une forme romanesque de l’ambigüité sexuelle, avec un héros qui devient une héroïne. A priori c’est sans rapport avec le livret de l’opéra de Haendel, mais plutôt avec les conditions de la représentation. Ecrit à l’origine pour un castrat, le rôle-titre est aujourd’hui interprété par une chanteuse en travesti. En 1735 c’est une femme à la voix grave qui incarnait le méchant ; cela se pratique encore mais dans cette production Polinesso est chanté par un homme dont la voix évolue dans un registre féminin. Christof Loy semble donc s’être concentré sur ce thème des apparences trompeuses, récurrent dans le théâtre baroque. L’apparition de danseuses qui sont en fait des danseurs confirme l’hypothèse. Vêtus comme a été peinte Marie Sallé, l’artiste parisienne recrutée pour la création à Londres, la robe à fleurs, leur gabarit, la gestuelle et le fard concourent à créer l’illusion. Poussant l’idée jusqu’au bout, le metteur en scène montre Ariodante tel le héros de Virginia Woolf, homme d’abord d’après ses vêtements, ses attitudes et sa barbe abondante, revêtant au plus fort de son désespoir la robe de Ginevra, pour réapparaitre en femme avant d’incarner au dénouement l’androgyne, personnage glabre à la féminité évidente qui porte une robe avec des bottes, a des attitudes typiquement masculines et savoure longuement le cigare de la détente.
Ariodante danse (Cecilia Bartoli) © Alain Hanel
Le décor et les costumes prolongent cette réflexion sur le vu et le vrai. Entre deux parois latérales où s’ouvrent des portes vers le reste du château, un panneau uni, sans ornement, se lève ou s’abaisse tel un rideau de théâtre pour séparer un espace du devant, où se dévoile l’intime, d’un arrière où l’on peut voir les interprètes, dans les habits de leur personnage, attendre le moment d’entrer sur le plateau. Relevé le panneau peut révéler des toiles peintes qui se donnent pour telles, ou montrer la maçonnerie du mur du fond de scène. Impossible d’oublier que l’on est au théâtre, et donc de croire durablement à l’illusion. La seule impression de vérité, nous l’éprouverons si les interprètes nous font croire qu’ils ressentent ce qu’ils expriment, en dépit de l’anarchie entre leurs « tenues d’époque » et les vêtements contemporains. Après tout, les sentiments sont intemporels. On ne niera pas que ce parti-pris a quelque chose de frustrant pour les âmes simples dont nous sommes, qui aiment se laisser prendre au jeu et y croire. Mais si Christof Loy s’est fait plaisir à concevoir cette lecture intellectuelle, il n’a pas gâché le nôtre. Même si la représentation d’un monde idéal où les affrontements seraient essentiellement verbaux aurait nos faveurs le choix de montrer les personnages dans l’intimité de leurs rapports physiques sans le filtre d’une courtoisie de convention donne à la représentation une vigueur dramatique indéniable. Trouvaille efficace, l’idée de montrer Polinesso poussant Ariodante à boire jusqu’à l’ivresse, où le parangon de vertu redevient un homme comme les autres et oublie la bienséance. On peut regretter qu’on s’éloigne ainsi de la vision idéale d’un monde harmonieux sous l’égide du bon roi, qui était peut-être la thèse soutenue par Haendel contre ses rivaux de l’opéra de la noblesse. Mais le prosaïsme des comportements a pour évidente contrepartie une densité des sentiments qui épouse le dessein musical.
A Monte-Carlo, hormis l’interprète du Roi, on retrouve l’équipe de solistes de la Pentecôte à Salzbourg. C’est probablement ce partenariat éprouvé qui donne à la représentation sa qualité et sa fluidité. A l’avantage du metteur en scène, l’engagement sans réserve de toute la distribution, artistes du chœur compris, car ces derniers ont à effectuer des déplacements et suspendre des mouvements qui relèvent de la chorégraphie. Il n’est jusqu’à Ariodante qui ne se mêle brièvement aux évolutions des danseurs, dont nous avons déjà signalé les interventions virtuoses dans les danses d’inspiration baroque conçues par Andreas Heise, où la symbiose entre les rythmes de l’orchestre et les évolutions est réglée à la perfection. Nous serons plus réservé sur les lumières de Roland Edrich, qui ne différencient pas assez nettement pour nous les lieux et les moments différents mais participent peut-être ainsi à leur manière au refus de favoriser l’illusion. Pour revenir aux solistes, ils étaient déjà à Salzbourg en juin 2017, hormis Peter Kalman. Sa haute stature et sa voix puissante confèrent au roi la présence imposante que l’on associe au statut du personnage, mais il sait voûter son corps et ralentir sa démarche quand le monarque est accablé par les révélations tragiques. Impression ou réalité ? La justesse ne nous a pas toujours semblé impeccable ni la vocalise. Son favori, rôle ingrat dépourvu d’air, donne néanmoins l’occasion à Kristofer Lundin de faire noter sa présence scénique. Lurcanio, le frère d’Ariodante, est à nouveau dévolu à Norman Reinhardt, dont la voix solide et bien projetée impressionne favorablement dans son premier air, alors qu’elle semblera comme voilée au deuxième, avant de se restaurer au troisième. Les entractes y sont-ils pour quelque chose ?
Dalinda, la dame de compagnie peu futée pour qui la brutalité a du charme, est à nouveau Sandrine Piau. Il ne surprendra personne que cette exquise musicienne sache exprimer les moindres facettes vocales et théâtrales d’un personnage qu’elle dit ne pas aimer. Dans l’écrin de la salle Garnier sa voix parfois ténue dans des espaces plus vastes peut raffiner son émission jusqu’à d’infimes vibrations et prendre lorsqu’elle enfle une ampleur qui saisit. Dalinda est le jouet de Polinesso, rôle dans lequel nous avions admiré Christophe Dumaux à Stuttgart. Dire qu’il renouvelle sa prouesse serait insuffisant, car la sûreté vocale semble encore superlative, alliant une flexibilité serpentine à une projection d’une fermeté irréprochable tandis qu’il dévale les vocalises et escalade les aigus avec une arrogance qui est bien celle du personnage en ornementant en outre luxueusement les da capo. Et comme le jeu d’acteur va de pair avec l’expressivité vocale, on reste béat devant l’artiste. Troisième étoile de ce brelan, Kathryn Lewek se jette à corps perdu dans le personnage de Ginevra ; si la tension des jeux de scène la contraint parfois à effleurer le cri, au premier acte, l’étendue, l’homogénéité, la souplesse de la voix, sa rondeur, la maîtrise technique des messe di voce, des sons filés et du trille, la qualifient brillamment pour satisfaire aux exigences de l’écriture. Scéniquement son expressivité est juste, et son abnégation remarquable dans la scène du sommeil du deuxième acte, où Christof Loy en fait la proie de fantasmes lubriques.
Dans le rôle-titre d’une production qu’elle a voulue et qu’elle défend ès qualités, Cecilia Bartoli vient une fois de plus de nous laisser pantois. Où trouve-t-elle l’énergie de mener de front sa carrière de cantatrice et ses responsabilités artistiques tant à Salzbourg qu’à Monaco, sans que le temps qui passe laisse son empreinte sur sa voix et sur sa présence scénique ? Peut-être le secret réside-t-il dans la joie qui transpire d’elle, quand elle sort de scène, parce que le navire est allé à bon port. Elle a composé un personnage aux attitudes masculines saisissantes de justesse sans la moindre outrance et elle donne à l’ambigüité finale, quand elle apparaît dans sa féminité retrouvée, une évidence qui brave ce que nous voyons. L’insatiable curiosité qui l’a portée à redécouvrir des musiciens et des œuvres oubliées a dû trouver dans la conception de Christoph Loy un moteur pour sa vitalité. Il lui fournit l’occasion d’exploits inédits, avec la scène où l’ivresse d’Ariodante est la cause des sauts d’octave, des montées capricantes et des descentes vertigineuses, et où l’exploit vocal s’insère comme naturellement dans la situation. Et même le cigare final lui permet de s’amuser à faire des ronds de fumée, de quoi suspendre le chant et d’augmenter le plaisir en le différant. Cela évidemment sans rien sacrifier de l’intériorité d’un « Scherza infida » ou de « Cieca notte » où la conduite de la ligne et le contrôle au micron près de l’émission témoignent de la virtuosité fameuse mais restent les sommets d’émotion espérés.
Dans la fosse, l’ensemble qu’elle a voulu, Les Musiciens du Prince-Monaco qui l’accompagnaient déjà dans la tournée de Cenerentola sous la direction de Gianluca Capuano, tout fraîchement nommé leur chef principal. La symphonie d’ouverture nous déconcerte un peu, elle n’a pas l’ampleur tonique que nous aimons, en guise d’introduction au milieu chevaleresque et royal. Le spectacle viendra justifier l’option, puisque la représentation n’exaltera pas la dimension héroïque, l’air de bravoure de Polinesso qui pourrait s’y rattacher ne pouvant constituer qu’un faux répugnant pour nous qui savons sa vilenie. C’est donc, tout compte fait, une exécution particulièrement cohérente avec cette « démythification », où la variété des rythmes dont les danses sont l’aspect le plus évident respecte à la lettre les différences de climats. La direction allie mesure et tonus au gré des situations sans jamais devenir hystérique ou brutale. L’orchestre répond de son mieux, et ce mieux est globalement très bien, avec un continuo bien présent. Au rideau final on redoutait un peu la débandade, nonobstant le savoir-vivre encore en usage à Monte-Carlo, car l’opéra était donné dans sa version intégrale. On avait tort : ce fut un plébiscite d’applaudissements, de vivats et une ovation debout d’une longueur exceptionnelle. On n’ose évidemment pas faire de pronostics mais ce succès public éclatant annonce-t-il une postérité ? On l’appelle de tous nos vœux !