Confronté aux pires coups de théâtre, les personnages d’Ariodante ne devraient croire ni leurs oreilles et ni leurs yeux, les apparences s’avérant trompeuses pour le héros, cru mort, comme pour la malheureuse Ginevra, injustement soupçonnée. Pour la version de concert de l’opéra de Haendel qu’accueillait le Théâtre des Champs-Elysées, les yeux et les oreilles du public étaient également sollicités, et une certaine dose de méfiance n’était peut-être pas mal venue.
Il faut souvent se méfier lorsqu’un(e) artiste extrêmement médiatique est remplacé par un confrère ou une consœur un peu moins sous le feu des projecteurs. En l’occurrence, la présence d’Alice Coote au lieu de Joyce DiDonato (qui avait déjà dû annuler un Ariodante versaillais en 2012) avait inspiré à certains une déception infondée. Certes, quand l’interprète du rôle-titre entre en scène, quelques spectateurs s’émeuvent : ses genoux fléchis, en équilibre précaire sur ses talons hauts, font même soupçonner un accident récent. La mezzo britannique a certes bien changé depuis l’époque où, il y a près de vingt ans, elle faisait de Ruggiero un lutin espiègle dans une Alcina montée à Stuttgart. Mais la voix, elle, n’inspire aucune inquiétude, et si d’aucuns trouveront à chipoter face à l’expressionnisme de son incarnation, cet Ariodante-là remporte un triomphe à chacun de ses airs, vécus comme autant de drames personnels, avec une puissance sonore qui laissent pantois. Le « Scherza, infida » de cette authentique haendélienne est parcouru d’éclats de rage impuissante, et « Dopo notte » est bien le feu d’artifice attendu.
Pour Christiane Karg, cette Ginevra est l’une des étapes d’une évolution vocale qui doit la porter vers des rôles de plus en plus exigeants. Virtuosité impeccable et beauté du timbre sont ici ses deux grandes armes, mais peut-être manque-t-il encore à cette incomparable Suzanne des Noces de Figaro un peu de l’étoffe d’une princesse outragée (« Orrida agli occhi miei » n’a pas tout à fait la force souhaitée). Chez Haendel, la perfection technique de l’interprète ne laisse pas tout à fait filtrer cette émotion qui devrait empoigner l’auditeur avec « Il mio crudel martoro », mais tous les moments de douceur sont extrêmement réussis.
Polinesso est incontestablement un rôle en or pour Sonia Prina. Seule italianophone au sein de cette équipe anglo-saxonne, elle est aussi la seule à jouer aussi intégralement son personnage, comme si elle était au théâtre et non au concert : les mains du méchant lubrique ne cessent de palper ses partenaires et sa bouche de s’égarer sur leurs lèvres. La mezzo possède une stupéfiante maîtrise de la diction, une manière de varier le sens d’un même mot répété, art qui éclate dès ses premières notes, dans la manière lourde de sous-entendus dont elle prononce le nom de Ginevra. La voix claironnante se joue des difficultés du rôle, et l’on retiendra notamment l’art avec lequel elle transforme en rires sardoniques les vocalises sur le mot « detesto » dans « Se l’inganno », véritable credo maléfique de cette préfiguration du Iago verdien.
Du théâtre, il y en a pourtant beaucoup aussi dans la prestation de Matthew Brooke, qui accompagne de petits sautillements son premier air de réjouissance, avant de s’écrouler pour chanter à genoux son air de désolation, suivi d’un gémissement. Peut-être plus baryton qu’authentiquement basse, ce roi d’Ecosse n’en sait pas moins traduire son désarroi de façon convaincante. Mary Bevan possède de grandes qualités en termes d’agilité et d’expressivité, qui lui permettent de donner tout son relief à Dalinda ; le timbre présente des couleurs intéressantes, et la personnalité de cette artiste ne demande qu’à s’affirmer. Le Lurcanio de David Portillo déborde d’énergie, mais la voix semble pincée dans l’aigu, avec des voyelles parfois un peu trop ouvertes.
La direction discrète de Harry Bicket, qui n’a qu’une main, de temps à autre, pour mener son English Concert puisqu’il tient en même temps le clavecin, opte pour des tempos généralement mesurés, sans excès de lenteur (« Scherza, infida » est ici bien moins étiré que dans certaines versions), mais sait soutenir ses chanteurs, en leur offrant un écrin paré des nuances bucoliques ou martiales qu’appelle tour à tour la partition.