Naples en 1817 est une fête musicale. Les meilleurs musiciens et chanteurs d’Italie sont engagés au San Carlo. Rossini conduit le bal. Le compositeur en pince pour la prima donna, Isabella Colbran, et lui écrit des opéras comme un galant des lettres d’amour. De tous les rôles conçus à son intention, Armida est le plus ardent. La volupté sous-tend chaque phrase, chaque note. Le désir stimule une imagination déjà encouragée par les moyens artistiques mis à sa disposition. Imité de la tragédie lyrique française, un ballet interrompt le cours du récit. Trois duos ne suffisent pas à apaiser des sens enflammés. La magicienne se consume dans une scène finale où la chanteuse, jusqu’alors sollicitée à la limite du raisonnable, s’efface devant la tragédienne. Il en fallait bien plus pour effrayer Isabella Colbran. Lente à s’échauffer, la cantatrice semble-t-il n’était jamais meilleure qu’en fin de soirée – d’où certaines pages d’une difficulté extrême à l’issue des opéras napolitains de Rossini.
C’est à cette légende amoureuse qu’il faut aujourd’hui se confronter lorsqu’on décide de jouer Armida. Peu de théâtres osent sauter le pas. L’Opéra de Marseille n’en a que plus de mérite, d’autant que le choix de la version de concert, s’il est plus économique, concentre l’attention sur l’interprétation musicale. En l’absence d’artifices scéniques, priment les voix… et l’orchestre ! Car Rossini n’épargne pas davantage ses instrumentistes, traités à l’occasion comme des concertistes. Corniste, mis sous (trop de) pression dès l’ouverture, violoniste, violoncelliste, flûtiste, clarinettiste (formidable !)… Tous à un moment ou un autre doivent faire assaut de virtuosité. Le programme, réduit à l’essentiel, ne dispose pas de la place nécessaire pour citer leurs noms. A défaut, le public dans la salle leur réserve une large part d’applaudissements, mérités pour l’essentiel.
Sans occuper la position privilégiée que lui ménageront les opéras suivants – Mosè in Egitto notamment –, le chœur, d’abord masculin, présente un front uni. Soumise à rude épreuve par une œuvre intransigeante, la direction de José-Miguel Pèrez–Sierra déporte son attention sur les solistes, au détriment de la fougue nécessaire au plaisir amoureux, ou à la furie vengeresse lorsque la rupture est consommée.
© Christian Dresse
Une femme donc, Armida, face à huit hommes, six ténors et deux basses en théorie, un peu moins en pratique – plusieurs rôles peuvent être confiés à un même interprète ; c’est une des fantaisies du livret. Rinaldo, le premier d’entre eux fut taillé aux mesures gigantesques d’Andrea Nozzari, le roi des baryténors. Enea Scala en maîtrise la partition dans ses moindres détails, et aujourd’hui encore dans ses moindres circonvolutions vocales, pour l’avoir étrennée à Gand en 2015 et reprise à Montpellier deux ans plus tard dans la mise en scène sportive de Mariame Clément. L’expérience de la scène libère le geste autant que le chant. Ce chevalier fougueux n’a besoin ni de costumes, ni de décors pour prendre vie, même si l’on voudrait plus de nuances dans l’élégie et plus de douceur dans l’aigu. Rinaldo fut écrit à une époque où Duprez n’avait pas encore inventé l’ut de poitrine. Secondaires dans l’intrigue, Goffredo et Gernando sont propulsés sur le devant de la scène le temps d’un air, les contraignant chacun à des exploits vocaux habituellement réservés au primo uomo. C’est beaucoup pour Matteo Roma (Goffredo) dont la beauté du timbre et l’élégance de la ligne ne sont pas les premières qualités exigées par le redoutable « Arditi, all’ire ». Chuan Wang dispose de moins d’atouts purement vocaux mais d’une technique supérieure pour surmonter les innombrables roulades et sauts d’octave imposés par « Non soffriro l’offesa ». Les deux voix sont suffisamment différentiées pour dans le troisième acte, sous la bannière respective de Carlo et Ubaldo, chanter de concert sans empiéter sur le territoire vocal de l’autre, notamment dans l’incroyable trio de ténors, un cas unique – et orgiaque – dans le répertoire lyrique. Moins sollicités, Jeremy Duffau (Eusatzio) et Gilen Goicoechea (Idraote/Astarotte) s’imposent sans peine dans les ensembles.
Reste le cas d’Armida, rôle impossible – on l’a compris – que Nino Machaidze ajoute à son répertoire après s’être déjà confrontée par le passé au fantôme d’Isabella Colbran – Desdemona dans Otello pour le moins. Si, à l’exemple de l’égérie de Rossini, il lui faut un peu de temps pour s’échauffer, si le quatuor du premier acte donc semble un peu raide et si le vocabulaire belcantiste demeure limité, l’agilité et la longueur triomphent des impossibles variations de « D’amore al dolce impero » et les duos baignent dans la lumière mordorée de la voix, jusqu’à ce que la scène finale dépose les lauriers de la tragédie sur le front de la soprano géorgienne, capable à sa manière de laisser entrevoir, sans l’assouvir totalement, ce fantasme vocal qui s’appelle Colbran.