Contrairement à celle de Lully, l’Armide de Haydn ne laisse guère de place à la magie, sauf un peu au dernier acte, et choisit plutôt de se concentrer sur les atermoiements et les souffrances de deux cœurs que l’on sépare. Rien de bien spectaculaire à montrer. Pourtant, en paroles, on ne se ménage guère : cris et pleurs sont à l’ordre du jour, et à en croire Ubalde qui vient l’arracher aux griffes d’Armide, Renaud doit ressentir une honte extrême, lui qui arbore des oripeaux abjects et s’abandonne au plaisir. Pour l’essentiel, cet opéra nous raconte donc l’histoire d’un homme déchiré entre l’amour et le devoir. Pour représenter ce conflit et nous le rendre sensible, Mariame Clément a donc fait un choix audacieux. Ces deux camps qu’un enjeu religieux oppose, ils existent tout près de nous, sans aller chercher hors d’Europe une transposition martiale : il n’y a pas si longtemps encore, le mariage pour tous suscitait manifestations et contre-manifestations dans les rues de France. Les Croisés deviennent donc ici de vertueux défenseurs de la famille traditionnelle, alors que leurs adversaires brandissent le drapeau arc-en-ciel et défendent l’égalité des droits. Conséquence logique de ce choix dramaturgique, l’intrigue devient « l’histoire d’un mec » et Armida pourrait être rebaptisé Armido puisque c’est ici d’un homme que Renaud est épris, au grand dam des autres chevaliers chrétiens. Défendue avec une parfaite cohérence – la traduction française du surtitrage fait opportunément disparaître toute référence à la féminité de l’héroïne devenue héros – , cette idée est tout à fait convaincante, mais l’on comprend mal pourquoi, au lever de rideau et à la toute fin de l’œuvre, Armide revêt les habits d’une magicienne d’opera seria, ample robe bleue, perruque frisée et casque empanaché.
Hormis ces deux moments, Chantal Santon se retrouve donc à interpréter un rôle travesti, d’abord en tenue ordinaire d’un jeune homme d’aujourd’hui, puis en smoking dans la deuxième partie. Cette difficulté supplémentaire ne semble nullement affecter sa maîtrise du rôle, dont elle livre une superbe interprétation, peut-être plus accomplie dans la douceur que dans la fureur, mais l’Armide de Haydn se situe davantage du côté de l’inquiétude et du désespoir. En progrès constant, Dorothée Lorthiois se montre parfaitement à l’aise jusque dans les notes les plus aiguës du rôle de Zelmira, qu’elle incarne avec un beau naturel. Des trois ténors que compte la distribution, Francisco Fernández-Rueda n’a pas assez à chanter pour vraiment s’imposer, mais il parvient à faire exister son personnage d’amoureux déçu de Zelmira. On est ravi de retrouver Enguerrand de Hys après son triomphe dans Mitridate en mars dernier (voir compte rendu) : ce répertoire de la fin du XVIIIe siècle convient fort bien à sa voix, et il montre une belle expressivité dans les différents airs réservés à Ubaldo. En Renaud, Juan Antonio Sanabria semble beaucoup plus à l’aise dans les tourments du personnage que dans l’héroïsme de sa toute première intervention. Laurent Deleuil, enfin, se régale à camper le machiavélique Idreno. Dirigés par Julien Chauvin, les vingt-huit instrumentistes du Cercle de l’Harmonie proposent une lecture enlevée de la partition, d’une limpidité qui se combine fort bien avec l’exploration des zones d’ombre de la psychologie des protagonistes.
Organisée par l’Arcal – Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical, cette production va connaître une longue tournée : Reims le 16 janvier, Massy 23 janvier, Orléans le 11 février, Besançon le 19 février, Clermont-Ferrand les 25 et 27 février, Cergy-Pontoise le 5 et 7 mars, et Niort le 10 mars.