Les affiches du concert misaient à fond sur le beau regard d’Asmik Grigorian qui à l’évidence le mérite. En revanche, elles ne mentionnaient pas le nom de Lukas Geniušas, la couverture du programme non plus, et non seulement c’est discourtois mais c’est une faute. Il allait être un accompagnateur, un partenaire plutôt, comme on en entend rarement et ses intermèdes en solo allaient être éblouissants.
En tant que partenaire, sans doute se place-t-il sous le signe de la phrase fameuse de Gerald Moore : « Dois-je jouer moins fort ? » Jamais ce Steinway ne fut joué avec autant de pudeur, de délicatesse, de suavité, d’attention au son et d’intelligence des phrasés. Dans ce majestueux Grand Théâtre de Genève, qui semble démesuré certains soirs de récital, on ne perdait rien de sa finesse de toucher, ni de son art de coloriste.
Ce talent à imposer un climat doucement poétique, on l’entendit dès les notes préludant à « Au milieu du bruit d’un bal », la première des six mélodies de Tchaïkovski ouvrant le récital et aussitôt le talent d’Asmik Grigorian à suggérer la nostalgie, le passage du temps, par un simple rallentando. Sur les accords profonds et scandés de « Encore une fois, comme avant », elle put aller chercher la chaleur de sa voix avant, par un crescendo subtil, de monter jusqu’à une puissance dramatique, non sans dureté dans les forte, puis de revenir vers un térébrant sentiment nostalgique, et de laisser mourir le son en filant les notes ultimes.
On associe volontiers Tchaïkovski à des voix veloutées voire crémeuses. Celle d’Asmik Grigorian est d’un autre caractère et si elle peut donner le grand lyrisme romantique de « Non, seul qui a connu », allégeant ici le son puis teintant les derniers vers de tendresse pour leur donner la simplicité d’une confidence, faisant admirer au passage dans « Une larme tremble » combien, même dans les pianissimos, sa voix peut se projeter, on admire sa manière d’aller crescendo vers l’effusion (« Je vous bénis, forêts »), indiquant la douleur par une simple couleur, créant un climat par ses seules demi-teintes.
Trois brèves pièces pour piano de Tchaïkovski allaient montrer Lukas Geniušas dans tous les aspects de son talent versatile : l’imagination fantasque à la fois virtuose et aérienne, un toucher liquide sur les arabesques de la main gauche dans le capricieux « Scherzo humoristique », le poser en raconteur d’histoire aux sonorités dorées dans un nocturne introverti, enfin capricant et faunesque, se jouant des difficultés pour ne mettre en lumière que l’esprit de la musique dans la Dumka.
Le programme proposait en seconde partie un choix de mélodies de Rachmaninov, choisies parmi celles enregistrées récemment par l’incandescente soprano lituanienne pour un disque sous-titré Dissonance. Cette partie allait nous laisser sur une impression plus mitigée. Ainsi du célèbre « Ne chante plus pour moi, la belle », Asmik Grigorian fit-elle une grande page opératique – d’ailleurs de ces petites pièces de Rachmaninov, de ces mélodies, elle dit qu’elles sont des bouchées d’opéra qui ne durent que quelques minutes. Un tel parti-pris met en lumière les tensions d’une voix faite sans doute pour de plus vastes formats (elle fut Senta à Bayreuth en 2019…) De là vient qu’on est davantage impressionné que séduit, et rasséréné quand elle revient au mezza voce, où elle peut transmettre sa sensibilité aux textes, et qu’on est ensuite d’autant plus désappointé par de récurrentes acidités.
Dans les célèbres « Eaux du printemps », on notera un certain manque d’homogénéité des registres et une expressivité un peu extérieure. En revanche, nous séduisirent beaucoup trois mélodies toutes de tendresse et d’intériorité, « Crépuscule », « Ici il fait bon » et « Lilas », d’une retenue et d’une justesse de sentiments très émouvantes. Là, la présence de la voix et celle de la chanteuse resserraient la focale et donnaient le sentiment d’être le plus près possible de Rachmaninov, ce Rachmaninov vulnérable aux confidences si retenues.
Un nouvel intermède pianistique permit d’admirer trois petites pièces composées ou arrangées par Rachmaninov : le clownesque ce que et goguenard Hopak, d’après Moussorgski, l’esprit d’enfance et la fraîcheur des Marrguerites, enfin un Vol du bourdon d’après Rimsky-Korsakov ajoutant de la difficulté à la difficulté. Nouvelle démonstration désinvolte et légère de Lukas Geniousas. Soit dit en passant, la prise de son du Cd Dissonance, un peu dure et spectaculaire, ne rend pas tout à fait justice selon nous à son talent ni à sa sonorité.
Enfin si nous fûmes à nouveau désappointé par la virulence des dernières notes de « Je t’attendrai », l’ultime mélodie du récital, « Dissonance », composée en 1912, et la plus longue, nous convainquit. Pourtant elle fut chantée avec une sorte de véhémence expressionniste, mais cette mélodie douloureuse est d’une toute autre écriture que les romances entendues jusque là. Âpre, aigre, la souffrance y est mise à nu et vraiment on y est tout proche du monde de l’opéra. Asmik Grigorian y fut d’une puissance impressionnante, portant l’expression du désespoir presque jusqu’au cri.
Et alors que le postlude du piano roulait tempétueusement dans les graves jusqu’à sonner comme un glas, on se prit à penser que tout le récital apparaissait rétrospectivement sous un autre jour, comme s’il ne s’était agi que de conduire à ce cri, à ce déchirement, à cette flamme noire.