Etudiant dans Mythologies le pouvoir magique de la tautologie, Roland Barthes citait cette sociétaire de la Comédie-Française qui, pour évoquer la façon de mettre en scène un classique du répertoire, assenait cet argument-massue : « Athalie est une pièce de Racine », mettant dans cette phrase tout le poids d’une doxa omnipotente. De même, il semble que pour Ivan Alexandre, « Hippolyte et Aricie est un opéra de Rameau », ce qui implique forcément robes à panier et perruques poudrées, toiles peintes et divinités descendant des cintres dans des machines. Alors que tous ces oripeaux sont ceux du théâtre du XVIIIe siècle, et non les attributs de la musique du compositeur dijonnais, qui transcende les limites de son temps. Et bien qu’elle se veuille « modeste », ou « respectueuse », cette option n’en relève pas moins de la facilité : au lieu d’imaginer ce qui pourrait être aujourd’hui l’équivalent des fastes des spectacles de l’Ancien Régime, comme avait su l’oser Robert Carsen pour Les Boréades, au lieu de revisiter le Grand Siècle comme l’avait génialement fait l’équipe d’Atys, on se contente de servir au public un vague à la manière de, car ce n’est pas non plus une reconstitution avec éclairage à la bougie. On met en avant l’absence de décor construit, mais il y a quand même au deuxième acte cet énorme escalier qui supporte Pluton et les divinités infernales, et tous ces châssis, qui permettent certes des changements à vue, sont hélas assez peu inspirés. A part chez le couple Phèdre-Thésée, aux manteaux rouges, et aux enfers, où un peu de couleur apparaît (et où pointe la tentation d’un soupçon de modernité, avec ces Parques suspendues la tête en bas), décors et costumes se cantonnent à une palette redoutablement terne, allant du beigeasse au verdâtre, et même la mer devient une plate étendue aux teintes boueuses. Si la tenue vestimentaire des principaux protagonistes a été soignée, on ne peut pas en dire autant de celle des choristes : pour ces dames, robes abat-jours dont le tissu plisse et godaille, pour ces messieurs, tonnelets plus ou moins seyants, le tout sous des éclairages d’une fixité consternante. De manière générale, dès qu’on n’y danse pas, tout ce qui se passe sur la scène est d’un statisme pesant : les solistes viennent se planter au pied de la rampe, face au public, et le chœur entre le plus souvent de côté, un poing sur la hanche, les coudes en dehors. Une idée amuse pourtant, celle de faire revenir l’Amour aux troisième et cinquième actes pour interpréter des airs normalement dévolus à des personnages secondaires..
Heureusement, l’on s’agite beaucoup plus en fosse, et Emmanuelle Haïm se démène pour insuffler au spectacle un peu de l’énergie qui la caractérise. Le chœur du Concert d’Astrée est dans une forme éclatante, et l’orchestre sait proposer des sonorités subtiles, notamment dans la musique la plus audacieuse, celle des enfers. Manque peut-être un peu plus de relief encore pour ces moments qui devraient être intenses, ce à quoi la mise en scène n’aide guère, évidemment. Quant à la distribution, on y retrouve avec un immense bonheur l’exceptionnelle Anne-Catherine Gillet, qui triomphait déjà dans les représentations toulousaines. Avec des moyens on ne peu plus différents, la soprano belge nous offre ici une incarnation comparable à ce que proposait jadis une Agnès Mellon : fraîcheur du timbre, articulation exemplaire, investissement dramatique, toutes les conditions sont réunies pour une prestation des plus mémorables. Grand écart pour l’autre revenant du Capitole, Stéphane Degout, qui, après avoir été Pelléas à Bastille, reprend à Garnier le rôle que tenait en 1996 Laurent Naouri, plus habitué à Golaud. En moins de dix ans, depuis le petit rôle de Borilée dans Les Boréades, la carrière du baryton français a bien pris son envol et, malgré une direction d’acteurs qui le bride dans tous ses mouvements, il n’est pas impossible qu’il soit en plus à l’aise dans cette tessiture sensiblement plus grave que chez Debussy. On lui reprochera de rouler un peu trop ses r, au point que Thésée semble en appeler à la défense des « lois » lorsqu’il s’exclame « C’est aux dieux à venger les rois ». Chez les nouveaux venus, Sarah Connolly est une bien belle Phèdre, qui ne fera pourtant oublier ni Jessye Norman à Aix-en-Provence en 1984, ni surtout Lorraine Hunt, belle-mère d’Hippolyte sur cette même scène en 1996. Son chant n’est pas en cause, loin de là, mais il lui manque cet art de sculpter le mot que maîtrisait suprêmement la précédente tenancière du rôle au Palais Garnier. Après l’avoir découvert dans Les Paladins en 2004, le public parisien retrouve Topi Lehtipuu dans Rameau, mais le ténor finlandais paraît ici un peu crispé, dans ce rôle ingrat de puceau orgueilleux. Et sa prononciation du français, globalement satisfaisante, conserve ses difficutlés avec le son [ʒ]. Si Atis des Paladins nous invitait à partir « en pèlerinaille », Hippolyte « proteille » sa bien-aimée « en outraillant une immortelle » (et « je ne m’en repens pas » offre une rime trop riche avec « papa »). Jaël Azzaretti bénéficie de l’ajout de deux airs qui lui permettent de déployer tout son talent, Aurélia Legay sait à merveille plier sa grande et large voix aux deux rôles qui lui sont accordés, et Andrea Hill est une Diane au timbre séduisant. Chez les hommes, Marc Mauillon offre en Tisiphone une de ces compositions dont il a le secret, vivante image d’une furie dessinée par Bérain, grimé comme le Joker de Batman, et vocalement plus proche du ténor que du baryton. Si le timbre un peu nasal de Manuel Nuñez Camelino n’est pas gênant en Mercure, il gâte hélas l’ineffable « Plaisirs, doux vainqueurs », ici presque transformé en parodie. Le trio des Parques est hélas déséquilibré par un Nicholas Mulroy qui peine à se faire entendre en concurrence à ses deux collègues, surtout face au majestueux Jérôme Varnier. En Jupiter et en Pluton, François Lis étale des notes graves auxquelles on pourrait souhaiter un peu plus d’épaisseur.
Enfin, outre le fait qu’on a beaucoup entendu Hippolyte et Aricie dans la capitale (en 1984 à l’Opéra-Comique, en 1996 à Garnier) alors que d’autres chefs-d’œuvre de Rameau attendent toujours d’y être recréés, on peut s’interroger sur une tendance sensible depuis une vingtaine d’années, qui fait de l’Opéra de Paris un garage de luxe : la vocation de notre première scène nationale est-elle réellement d’accueillir des reprises venues d’autres théâtres – car le plus souvent, il ne s’agit même pas de coproductions – qui ne représentent en rien une économie, mais simplement évitent la prise de risques ? La question mérite d’être posée
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