Quand Matthias Goerne paraît, avec un peu de retard et quelques applaudissements impatients assez déplacés, sur le vaste plateau du Festspielhaus de Baden-Baden, on se dit qu’il a l’air bien fatigué, marqué, prématurément vieilli même, étriqué dans son costume bien ordinaire. Mais d’emblée, on le sent concentré, habité, totalement investi de ce véritable fardeau qu’est un Voyage d’hiver pour tout chanteur, ténor ou baryton, qui ose s’y coller. Et on l’accompagne avec confiance, directement en phase, dans ce périlleux périple, au bout de la nuit romantique.
Le tempo est lent, très lent, mais permet de laisser sentir immédiatement ce que ce cycle a de mortifère, d’intime et d’élégiaque. Très vite, le silence se fait recueilli dans la salle et les toux, maîtrisées, ne dérangent pour ainsi dire pas. On chemine avec ce voyageur douloureux et baigné de larmes dont on sent les difficultés à avancer dans la neige, la peine à gravir une colline un peu escarpée, la morne solitude. Tout est couleur et images dans cette interprétation fluide, sobre et en apparence sans effort. Le baryton est au sommet de son art : un timbre particulièrement séduisant, une pureté de ligne impressionnante et une flexibilité qui fait merveille.
Parmi les beaux moments de cette soirée, à signaler des « Gefrorne Tränen » (larmes gelées) du fond de l’abîme, un « Lindenbaum » murmuré jusqu’à l’effacement du bruissement de feuilles, un « heiße Weh » (mal ardent) particulièrement palpable et tout d’émotion retenue. On atteint l’apogée avec « Die Krähe » (la corneille) où le « Grabe » (tombeau) final sonne abyssal, halluciné et blanc à la fois. Puis la voix scintille, vibrionne et tournoie au rythme de la feuille qui tombe dans « Letzte Hoffnung » (dernier espoir). Puissamment sonore ou quasi éteint, le chant emplit la vaste salle mais reste intime. Tout petit raté – mais il fallait vraiment avoir le nez dans le texte du programme pour réellement s’en rendre compte –, un « Wegen » (chemins) devient « Straßen » (routes) dans la bouche du chanteur, ce qui rime d’ailleurs avec le « Maßen » qui suit. Au terme de ce voyage halluciné, empreint d’émotion, tour à tour haletant, désespéré, essoufflé ou encore terrifié quoique courageux et déterminé, le public reste sonné devant la performance, avant d’offrir une longue salve d’applaudissements à Matthias Goerne et son vaillant pianiste, Christophe Eschenbach, impeccable et remarquable compagnon de route. Toute la salle se lève spontanément, mais personne n’a l’idée de demander un rappel à un tel programme. Mémorable…