« Quel sera le sort de cette élue qui perd son innocence au contact de la réalité », se demande David Hermann à propos de Iolanta, enfin représentée sur une scène française quand le statisme et le format de l’ultime opéra de Tchaïkovski -1h30, sans entracte – nous valent plus souvent des versions de concert. Ce n’est pas la seule question que soulève cette production nancéenne, chahutée par le public au tomber de rideau. Interroger, tel est pourtant l’un des mandats d’une œuvre d’art en général et d’un opéra en particulier. En de pareils cas, l’esprit cartésien qui est le nôtre n’aime rien tant que proposer des solutions. Il faut hélas parfois donner sa langue au chat.
Quel est ici le sens du (long) prologue, placé comme une parenthèse inutile après les premières mesures de l’œuvre et déclamé d’une voix émolliente par le comédien Sébastien Dutrieux qui, perruque blanche, longue canne à la main et bandeau sur l’œil joue le double d’Ibn-Hakia ? Pourquoi, à la fin de l’opéra, Iolanta et ses deux médecins sortent du cadre alors qu’une sorte de cataclysme projette les autres personnages contre les parois du décor ? Il faut lire et relire les propos de David Hermann dans le programme pour trouver des réponses plus ou moins satisfaisantes. Ce qui est clair, en revanche, c’est le symbolisme de l’univers virtuel dans lequel Iolanta se trouve projetée du fait de sa cécité. Star Wars et Cosmos 1999, cette série télévisée qui occupait les enfants des années 70 le samedi après-midi, ont servi de référence au décorateur, Rifail Adjarpasic, et à la costumière, Ariane Unfried. Les créations vidéo de Joan Rodón Sanjuan et d’Emilio Valenzuela, viennent confirmer l’impression de space opera. Iolanta, poupée digitale, est moins fille du roi d’une Provence médiévale que Princesse Leila bombardée de rayons laser. Le parti-pris n’est pas seulement spécial et spatial, il obéit à une logique qui, lumières savantes aidant, tient le coup et ne mérite pas l’opprobre qui le salue, à condition d’aimer la science-fiction.
Ovationnée en revanche, la direction musicale de Jacques Mercier n’en est pas moins déconcertante. Là où on est habitué à un lyrisme appuyé, le chef d’orchestre propose une lecture à la pointe sèche, débarbouillée de sentiments, cérébrale. De quoi renforcer le lien entre Tchaïkovski et Stravinski, tel que l’établit dans le programme la reproduction d’une lettre du compositeur du Sacre du Printemps au directeur du Figaro. Et de fait, par la façon analytique dont Jacques Mercier exprime cette musique dès les premières mesures et tout au long de l’opéra, rarement Tchaïkovski n’a paru aussi moderne. Les gourmands, ceux qui envisagent les rubans de violons comme des coulis de caramel sur une crème glacée, n’apprécieront pas forcement le régime qui leur est imposé. Les autres jetteront une oreille étonnée sur la partition, ce qui ne signifie pas forcément qu’ils y prendront plaisir.
De même, pour vraiment goûter l’interprétation vocale, il faut cesser d’envisager Iolanta comme une succession de numéros destinés à mettre en valeur chacun des solistes, à la manière dont l’opéra était présenté Salle Pleyel en novembre dernier. Pas de grandes voix ici, à l’exception des deux protagonistes, mais un plateau homogène qui se préoccupe moins de faire son effet que de raconter une histoire. Les airs de René (Mischa Schelomianski), d’Ibn-Hakia (Evgeny Liberman), de Robert (Igor Gnidii) ne sont pas tant démonstration qu’élément du récit. Les applaudissements timides qui accueillent chacune de leur performance en témoignent. Rien de répréhensible mais rien d’enthousiasmant non plus. Des voix saines, bien projetées, confrontées à leur limite par une écriture qui peut appeler davantage de métal et de démesure. Les seconds rôles – Almeric (Avi Klemberg), Bertrand (Yuri Kissin), Brigitta (Inna Jeskova), Laura (Elena Golomeova) – ne sont pas plus saillants, à l’exception de la nourrice de Svetlana Lifar dont les écarts de registre dépassent les limites expressives autorisées. Le chœur, retranché dans la coulisse, se fond lui aussi dans le paysage sonore, au point de passer presque inaperçu.
Seuls les deux protagonistes, disions-nous, se détachent plus nettement. Il faut laisser à Georgy Vasiliev le temps de revêtir la combinaison spatio-temporelle du Comte Vaudémont. Sa romance ne possède ni l’intensité graduelle, ni l’ampleur requises par le noble idéal censé animer le chevalier de Bourgogne. Pourtant, le timbre finit par séduire à la manière de ces visages dont la beauté ne saute pas aux yeux mais se révèle à la longue. Puis, le chant s’affirme pour finalement surmonter les tensions et se réaliser dans le long duo avec Iolanta.
Gelana Gaskarova, au contraire, s’impose dès les premières notes. L’extrême aigu, plus tard, ne tiendra pas exactement les promesses d’un médium généreux. Mais la voix possède une présence immédiate et le son une densité substantielle. Cette épaisseur, qui n’est pas lourdeur, renvoie l’image d’une Iolanta à la sensualité troublante, charnelle plus que spirituelle. L’incarnation, au sens premier du terme, vient alors contredire David Hermann pour qui l’hymne conclusif de l’ouvrage représente « le dernier souffle qui s’élève vers Dieu ». « D’ailleurs quel est ce Dieu ? » interroge ensuite le metteur en scène. La canne que brandit comme une lance Ibn-Hakia élevé au rang de démiurge, le bandeau noir qui couvre son œil ne font pas de doute. Bon sang ! Mais c’est Wotan, bien sûr !