A moins de vivre entièrement coupé des bruits du monde, il n’est pas permis d’ignorer qu’on commémore depuis quelques mois le déclenchement de la Première Guerre mondiale. L’effervescence ne durera peut-être pas jusqu’en 2018, mais 1914 est à l’honneur cette année. Il était donc légitime que le Palazzetto Bru Zane s’inscrive à son tour dans ce cadre, en faisant plus que jamais œuvre de mémoire, mais en élargissant considérablement le propos. Le programme du concert « Au pays où se fait la guerre » inclut des œuvres bien antérieures à la sanglante décennie 1910, puisqu’on remonte jusqu’au règne de Louis-Philippe avec La Fille du régiment (1840). On ne tiendra pas rigueur aux concepteurs d’avoir parfois pris des libertés avec leur thème, car ce concert était hors du commun à plus d’un titre.
Hors du commun par son cadre, tout d’abord : généralement fermée au public, la Scuola Grande San Giovanni Evangelista est l’un de ces bâtiments hors du temps dont Venise est si riche. Les peintures qui l’ornent ont beau n’être signées ni Tintoret ni Véronèse, le lieu n’en est pas moins superbe, même si l’acoustique est sans doute un peu réverbérante, surtout pour la voix.
Hors du commun, ce concert l’est aussi par le choix des œuvres : le Centre de musique romantique française s’est fixé pour but de défendre les personnalités négligées du XIXe siècle, et sur ce plan, on n’est pas déçu : du Théodore Dubois, évidemment (c’est l’un des compositeurs fétiches du Palazzetto), mais aussi des compositrices : Mel Bonis, Cécile Chaminade, Nadia Boulanger, et aussi ce Benjamin Godard qu’on aurait tort de réduire à l’unique Berceuse de Jocelyn.
Hors du commun enfin pour le principe unificateur : à part les pièces purement instrumentales, toutes les mélodies ont été très habilement transcrites pour quatuor avec piano par Alexandre Dratwicki, à l’origine du projet (quant aux airs d’opéra-comique ou d’opérette, à l’inverse, ils ont bien sûr fait l’objet d’une réduction). On dépasse donc le cadre habituel du récital où le chanteur ou la chanteuse est en tête-à-tête avec son ou sa pianiste pour une forme un peu moins intime et déjà plus théâtrale.
Et avec une artiste comme Isabelle Druet, le théâtre était forcément au rendez-vous, d’autant que le programme s’ouvrait, on l’a dit, à un répertoire plus large que celui de la seule mélodie. De l’offenbachienne Grande-Duchesse, la mezzo reprendra les habits dès le mois de décembre prochain, et l’on sent dans son interprétation une réelle familiarité avec le rôle. Isabelle Druet est tout aussi savoureuse en Berkenfield ou en pseudo-veuve du colonel, et il lui suffit d’un accessoire ou d’un chapeau pour se mettre dans la peau du personnage. Bien que composés en 1887-1889, les Cinq poèmes de Baudelaire laissent déjà entendre le Debussy de Pelléas ; c’est l’un des sommets de ce récital, distillé avec un art consommé. Les Duparc sont tout aussi admirablement chantés, et qu’importe si les partitions de Cécile Chaminade et Benjamin Godard ne nous entraînent pas forcément sur les mêmes hauteurs, ce concert possède une réelle qualité d’émotion, prolongée par « L’Heure exquise » de Reynaldo Hahn donnée en bis, avant une reprise abrégée de « Ah ! que j’aime les militaires ». Particulièrement bien choisis, les morceaux pour quatuor avec piano ont été interprétés avec élégance et émotion par le quatuor Giardini ; ils contribuent aux ambiances souhaitées, puisque le programme se divise en quatre parties évoquant le départ du soldat, le front, la mort et le paradis. Heureux habitants des villes par lesquelles passera la tournée de ce concert, allez applaudir ces artistes comme ils le méritent, notamment le 14 novembre dans le Grand Salon de l’Hôtel des Invalides à Paris.
Prochaines dates : 15 octobre à Rome, 6 novembre à Laon, 7 novembre à Guewiller, 9 novembre à Hardelot, 14 novembre à Paris, 15 novembre à Metz, 14 décembre à Poitiers, 20 janvier à Aix-en-Provence, 22 janvier à Entraigues-sur-la-Sorgue, 25 janvier à Arles et 5 février à Périgueux.