Ami lecteur, c’est de théâtre dont il va être question dans cet article. Bien sûr, il en est souvent question quand il est fait allusion à une représentation du Théâtre du Palais-Royal, sauf qu’il devait s’agir ce soir, croyions-nous, d’un récital. Mais un récital de Waltraud Meier, c’est du théâtre – pas exactement le genre de théâtre que l’on retrouve habituellement au Théâtre du Palais-Royal, dont les murs sont tapissés d’affiches rappelant les passages céans de Jacqueline Maillan, Pierre Mondy et Marthe Villalonga, mais du théâtre tout de même.
Un récital de Waltraud Meier, c’est du théâtre faute de pouvoir être encore du chant, ajouteraient les sceptiques. Il est vrai que les voix rompues à la puissance wagnérienne sont réputées mal s’adapter aux raffinements du Lied, comme un coureur de fond devenu, à la longue, incapable d’apprécier une bonne promenade. Nombreux sont les artistes qui démentent cela, et parmi ces artistes figure Waltraud Meier. Parvenue au seuil de quatre décennies de carrière, la chanteuse semble même se refaire une santé devant cette petite sale où volume et projection ne posent jamais aucun problème, où la voix, désormais en délicatesse avec l’aigu, s’épanouit librement. Peut-être légèrement acide dans les pièces de Schubert données en préambule, c’est avec bonheur que l’instrument épouse l’élan sensuel qu’offre le Schumann des Frauenliebe und -leben aux poèmes de Chamisso. Mieux, il ose, dans Mahler, des nuances insensées, des silences inquiétants, des œillades caustiques, et soudain a de ces coups d’éclats dont la fulgurance soude à son fauteuil le spectateur éberlué. Voilà pour le chant.
Mais la musique, c’est autre chose. Une voix dépourvue de mots, ce n’est plus que du bruit. Or, le chant de Waltraud Meier est justement fait de mots ; l’extraordinaire prégnance de son allemand (le plus beau, à notre avis, que l’on puisse trouver sur une scène lyrique) réside précisément dans cette capacité à faire procéder la note du verbe, à générer la mélodie par la lente articulation des consonnes. Les appels, sobres mais si déchirants, au « geliebtes Land », dans « der Wanderer », les infimes aspérités apportées à la ligne horizontale de « Du bist die Ruh », ou à l’écriture récitative de « Seit ich ihn gesehen », le passage, si imperceptible, du « Sehnsucht » au burlesque (ou de « Wo die schönen Trompeten blasen » à « Des Antonio von Padua Fischpredigt »), tout réside dans cet art du mot. Dans les Rückert-Lieder, « Um Mitternacht », à cet égard, est une leçon : on ne sait ce qui, de la savante conduite du chant ou de l’intime intelligence du texte, donne à la voix l’impact presque physique d’un faisceau lumineux, mais on s’est cru, l’espace d’un instant, en pleine Mort d’Isolde. La collaboration, de longue date, entre la cantatrice et son pianiste, est une clef de cette réussite : Joseph Breinl n’est pas toujours le plus inspiré des partenaires, son jeu n’est pas sans raideurs, mais sa loyauté et sa fiabilité créent un terrain où la musique, sollicitée, peut s’exprimer librement. Si vous ajoutez à cela la présence scénique engagée, entière, qui est la signature de Waltraud Meier, et jusqu’à son visage dont l’expressivité précède et annonce le mot et la note, c’est bien de théâtre qu’il s’agit.
Du théâtre enfin dans les bis, qui ce soir ne sont en rien des faire-valoir : l’ironie douce-amère de la petite mélodie de Mozart, les larges effusions de « Von ewiger Liebe », la concentration de « Schmerzen », et surtout l’intensité suffocante d’un « Erlkönig » joué et vécu comme un drame… du théâtre, on vous dit !