Voilà un spectacle qui a de la grâce, de la légèreté, du panache, de l’élégance. Et du chien aussi. Et réussit la gageure d’être d’une drôlerie très d’aujourd’hui et de respecter l’esprit d’un opéra-comique quasi bicentenaire.
Il est plus difficile, c’est bien connu, de faire rire (et, plus encore, sourire) que de faire pleurer. Il faut marcher sur un fil, avec le risque constant de tomber dans la lourdeur. Rien de plus triste qu’un spectacle drôle qui ne ferait pas rire. Ici la flèche touche constamment la cible et on plonge avec bonheur dans un état de bienfaisante euphorie.
Cette réjouissante lecture du Domino noir a triomphé à Liège, où elle fut créée en 2018 puis dans la foulée à l’Opéra-Comique (avec Anne-Catherine Gillet et Cyrille Dubois). La voici reprise à Lausanne, par Valérie Lesort, co-mettrice en scène avec Christian Hecq), avec dans le rôle principal, et omniprésent, une Marie-Eve Munger, irrésistible vocalement et théâtralement, et un excellent Philippe Talbot, en tête d’une troupe délurée.
Ici une question sans doute naïve : est-ce que ce n’est pas un paradoxe en ces temps de remise en question de l’économie du genre opéra que de remettre en chantier avec tant de soin un tel spectacle pour quatre représentations et qu’il ne soit pas aussitôt repris dans un théâtre de même gabarit ?
© Jean-Guy Python
Cet opéra-comique on ne peut plus français fut créé à l’Opéra-Comique en 1837, et connut entre sa création et 1909 pas moins de 1200 représentations. Il avait été écrit par Scribe et Auber sur mesure pour Mme Cinti-Damoreau, qui avait été la créatrice de la Comtesse Adèle du Comte Ory. Elle y fut magnifique, dit-on, et il est de fait que le sourire de Rossini (avec quelques souvenirs de Mozart, en forme d’hommages ou de citations) flotte au-dessus de cette partition légère.
Second degré
Qui a vu Christian Heck sur scène, son Bouzin, génialement clownesque, du Fil à la patte de Feydeau, son M. Jourdain du Bourgeois gentilhomme, retrouvera sa pétaradante nature et son goût des coq-à-l’âne dans cette mise en scène aux changements de tempo incessants, truffée de gags, et constamment au second degré.
Le second degré, d’ailleurs, semble tout aussi présent dans le livret de Scribe et dans la musique d’Auber. Un esprit de pastiche ou d’ironie, de prise de distance avec les poncifs, qui semble préfigurer avec un quart de siècle d’avance celui d’Offenbach.
Ajoutons que c’est un spectacle visuellement des plus jolis, et qu’après un Candide pirouettant et un My Fair Lady exquis, l’Opéra de Lausanne d’Eric Vigié (qui signe ici son avant-dernière saison) continue à travailler une veine séductrice, euphorisante, voire badine, dont le contraste avec celle de son grand voisin et concurrent le Grand Théâtre de Genève, qui cultive lui une veine angoissée, douloureuse, très noire, et tout à fait contemporaine, est assez amusant à observer.
© Jean-Guy Python
L’intrigue du Domino noir, vaudevillesque, gentiment absurde, est habilement tricotée pour séduire le public de l’Opéra-Comique d’alors, théâtre familial où l’on emmenait les jeunes filles à marier pour des rencontres de bon ton avec des prétendants convenables.
Un jeune religieuse, Angèle de Olivarès, s’enfuit chaque année de son couvent pour se rendre à un bal masqué, mais comme elle sera bientôt nommée abbesse, c’en sera fini de ses escapades. Or un jeune godelureau, Horace de Massarèna, s’est épris d’elle, mais, n’en pouvant plus de la voir disparaître chaque année au douzième coup de minuit telle Cendrillon, il se résout à la suivre, pour lui déclarer enfin sa flamme. Le tout dans une Espagne d’opérette, prétexte à boléros, fandangos et castagnettes. Et à motifs.
Le père Auber
Pour ses contemporains, Auber représente la quintessence de l’esprit français. Il traduit musicalement l’art de la conversation, issu des ruelles des Précieuses et des salons du siècle de Louis XV. La voix d’Auber, dit un critique du temps, est une « voix aimable, rieuse, discrète, causeuse, accoutumée à briller dans les salons du monde élégant ». Son « style, écrit Berlioz, dans son compte-rendu du Domino noir, est léger, brillant, gai, souvent plein de saillies piquantes et de coquettes intentions ». Un autre critique (Gustave Bertrand) écrit : « Sur toute chose, Auber est homme d’esprit. Sa mélodie sourit, cause et fredonne. Comme il faisait des mots ravissants en conversation, il fait des motifs en musique. Le motif !… Chose plus française encore qu’italienne, mélodie ingénieuse et précise, qui se fait petite pour être plus accomplie ». Et Bizet, écrivant son Don Procopio, écrira : « J’ai dans mon opéra une douzaine de motifs, mais des vrais, rythmés et faciles à retenir, […] j’ai suivi le conseil du père Auber : j’ai un calepin, et j’ai déjà pris beaucoup de notes musicales. Cela pourra servir. »
© Jean-Guy Python
L’Orchestre de chambre de Lausanne est ici dans son époque de prédilection et la direction de Laurent Campellone, précise et piquante, traduit tout le charme d’une orchestration légère, une fois franchi le passage obligé d’une ouverture aux espagnolades flonflonesques de kiosque à musique qui laissent mal augurer de la finesse de la suite, volubilité des violons, acidité des flûtes et fruité des bois. Reconnaissons honnêtement qu’il y aura tant de choses à regarder que parfois on oubliera d’écouter…
Le décor du premier acte se résume à un énorme cadran d’horloge inspiré de celle de la gare d’Orsay. Derrière lui, se déroule comme dans un aquarium le fameux bal masqué. Une porte s’ouvre à intervalles réguliers, gag récurrent, pour laisser s’échapper le tintamarre de la fête.
L’inspiration animalière des costumes est assez réjouissante. Lord Elfort (Laurent Montel qui fut de la création retrouve ce rôle parlé avec accent anglais parodique) porte une redingote de porc-épic, qui se hérisse dès qu’il est contrarié ; son complice le Comte Juliano (François Rougier, lui aussi de la distribution originale), porte une traine de plumes de paon et fait la roue quand il veut plaire, Brigitte de San Lucar (autre nonne en goguette, joliment chantée par Julia Deit-Ferrand) virevolte dans un mixte entre la crinoline et le bouquet de mimosas.
Quant au Domino noir soi-même, Marie-Eve Munger, plutôt qu’un demi-masque, elle arbore sur la tête un cygne, noir évidemment, et porte une robe à velléités espagnoles, inspirée de Manet, nous semble-t-il, de même que sa robe de cousine aragonaise au deuxième acte.
Dynamitage des conventions
Les invités du réveillon de Noël du deuxième acte (salon style anglais, avec immense sapin et flocons tombant doucement derrière la fenêtre bleutée) seront en costumes de fêtards 1900 d’opérette et le portier bossu du couvent sera un mélange de Quasimodo et d’homme des bois (rien à voir donc avec le portier des chartreux), dont Raphaël Hardmeyer fera une incarnation mugissante et grandiose.
On l’a compris, la mise en scène joue avec les conventions pour les dynamiter et les tirer du côté de la démesure et du déjanté.
Ainsi Jacinthe, la gouvernante du Comte Juliano devient-elle une énorme (vraiment énorme) créature, moitié Betty Boop moitié poupée de Nuremberg ; Marie Lenormand reprend sa création extravagante et distille avec humour ses couplets « S’il est sur terre un emploi » (d’où il ressort qu’il est plus paisible – et rentable – d’être au service d’un vieillard caduc que d’un jeune homme à bonnes fortunes).
© Jean-Guy Python
Usine à gags
On l’a dit, c’est Valérie Lesort elle-même qui a remonté ce spectacle, de là provient que cette reprise a la fraîcheur d’une nouveauté. Quelques gags délectables :
– la chorégraphie style macarena sur la cabalette du duo du premier acte (avec ondulations latérales de Miss Munger assorties à ses coloratures…),
– la pendule qu’Horace retarde de minuit à onze heures (et la danse ralentie qui s’ensuit derrière la pendule), et, symétriquement, le mouvement accéléré quand on l’a remet sur minuit,
– le passage d’un scaphandrier (ne me demandez pas pourquoi) sur fond de célesta,
– un ballet des autruches fait avec trois fois rien (des becs et de grands pans d’étoffe bleue),
– le passage d’un cheval à la Cocteau et d’une mâchoire de cheval cubiste venue de Picasso (je crois),
– le cochon sur un plat, cousin de la Miss Piggie des Muppets… qu’apporte le portier-cuisinier-Quasimodo, béat de volupté (le cochon) quand ledit cuisinier chante son Deo Gratias,
– les cornettes voletant gracieusement des jeunes nonnes,
– les religieuses-cloches suspendues à leurs cordes et flottant dans les airs comme les créatures de Folon,
– les démons-gargouilles de la façade du couvent qui tout à coup se tordent d’indignation en lâchant de la fumée et reprennent leur forme comme des jouets de caoutchouc,
– les statues-colonnes (un saint et une sainte) qui descendent de leur piédestal pour fricoter ensemble,
– la danse des tables rondes autour d’Inésille au deuxième acte (et Miss Munger, devenue ici servante venue d’Aragon (trop long d’expliquer pourquoi) reprend son accent le plus québécois pour évoquer l’accent campagnard de cette aimable contrée…
…et ainsi de suite.
A l’évidence, Christian Hecq et Valérie Lesort ont rafraîchi le texte, pour lui donner un rythme actuel. Un époussetage analogue à celui des Brigands d’Offenbach relus dans l’esprit Deschiens par les Deschamp-Makeïeff en 1992, ou aux Offenbach de Laurent Pelly (La Vie Parisienne, Le Roi Carotte). Référence plus lointaine, on pourrait évoquer aussi les Branquignols de Robert Dhéry, qui faisaient largement usage de poétiques cornettes.
© Jean-Guy Python
Spectacle de troupe, une grande partie du plaisir qu’il donne naît de l’enjouement général. C’est un bonheur de voir bouffonner une Marie Lenormand capitonnée de partout, ou tonitruer Raphaël Hardmeyer, de voir les six danseurs apparaître pour un ballet de dominos ou d’autruches ou en valseurs derrière l’horloge (dans de très beaux éclairages de Christian Pinaud), mais à cela s’ajoutent de réels bonheurs musicaux, ainsi le chœur à mi-voix des religieuses au troisième acte.
Il y a ainsi dans le Domino noir ce qu’un critique appelait une religiosité d’opéra-comique, c’est-à-dire touchante et un peu sentimentale, comme une anticipation de Gounod, mais il y a surtout une inspiration mélodique constante.
L’innovation n’est pas ici le propos et beaucoup des formules sembleront convenues à certains. Mais de même qu’il n’est pas facile d’être léger ou drôle, il n’est pas si facile d’être simple et sincère. C’est sans doute la sincérité de ces musiques et leur fraîcheur qui leur méritèrent tant de succès.
Certes Auber pensa surtout à Mme Cinti-Damoreau et beaucoup des rôles sont réduits à une portion très congrue, notamment l’amoureux transi. Il faudra attendre le troisième acte pour que Philippe Talbot, dont la voix ensoleillée, pleine et rayonnante convient si bien au répertoire français, ait droit à un seul en scène, d’ailleurs bref.
Une Marie-Eve Murger rayonnante
Mais bien sûr la grande triomphatrice, c’est Marie-Eve Murger. Si, dès son entrée au premier acte, c’est d’abord la chaleur de son registre grave qui étonne, il ne faudra pas longtemps pour que ce soit la longueur de sa voix qu’on admire, avec un registre aigu d’une facilité déconcertante (et des notes hautes filées délectables).
Tout au long de la partition, c’est par la variété de sa palette qu’elle charmera, désinvolte parfois à la manière d’une divette d’opéra comique et parfois se lançant dans des démonstrations de grand style, ligne musicale impeccable, legato, art des demi-teintes, à quoi s’ajouteront trilles, vocalises et coloratures jubilatoires. Sans parler d’un plaisir visible à jouer la comédie, avec de la justesse, de l’humour et du pep !
La sincérité sans doute
Vocalement, le sommet sera atteint dans son air du troisième acte « Ah ! quelle nuit » suivi de la cabalette « Flamme vengeresse », sur un rythme de valse, où elle se jouera de notes piquées aériennes avant de culminer sur une note haute triomphante.
La fin de l’opéra (c’est la religiosité dont on parlait plus haut) sera d’un grande qualité d’écriture : se succéderont un chœur syllabique des nonnes chantant dans une lumière de vitrail « Les cloches argentines pour nous sonnent matines » (toujours sur un tempo de valse !) où on admirera la précision et la suavité du chœur préparé par Patrick Marie Aubert. Puis ce seront les quelques phrases à découvert d’Horace en mi bémol, accompagnées à l’orgue, enfin l’entrée de la voix d’Angèle en coulisses chantant avec une ferveur touchante « Mes chères sœurs », ses longues lignes aériennes venant se poser sur l’arrière-plan du chœur.
Démonstration de savoir-faire par Auber ? On dira plutôt sincérité. Et sans doute les 1200 représentations trouvent-elles là leur explication.
© Jean-Guy Python