Rien de plus canonique (ou presque à un détail près…) que le recours à deux contre-ténors pour interpréter le Stabat Mater de Pergolèse : l’œuvre est écrite pour castrats. Avec Valer Barna-Sabadus, à la typologie sopraniste affirmée et Maarten Engeltjes, au registre alto assumé, les deux faisaient idéalement la paire vendredi à l’Opéra de Vichy. Déjà dans le Nisi Dominus de Vivaldi, le jeune roumain convainc immédiatement par son esthétisme résolu qui pour autant ne saurait être confondu avec un excès de préciosité dans une page d’ordinaire plus en adéquation avec les couleurs d’un contralto. Mais le raffinement tout en souplesse dont il fait montre confère une sorte de sensualité frémissante à cette oeuvre sacrée. Ce raffinement aux marges d’une ductilité immatérielle dans les sons filés – elle est aussi sa marque de fabrique –, ne manque cependant pas d’expressivité et lui permet même d’extravertir une théâtralité palpitante. Son largo du troisième verset (« Vanum est vobis ») épanouit littéralement une poésie d’une ineffable délicatesse, imperceptiblement vibrée. Et c’est là tout l’art de Valer Barna-Sabadus de donner corps à un chant séraphique sans maniérisme. Le « Cum dederit » et ses longues tenues dans l’aigu sont prétextes à des pianissimi suspendus d’une miraculeuse ductilité. Quant à l’allégresse palpitante du « Sicut sagittae », elle nous donne à entendre des graves moirés d’une incomparable rondeur avec un « excussorum » superbement orné. Autre sommet avec les mélismes tout en pudeur et nuances du « Gloria » que dissipe aussitôt après avec une égale virtuosité un triomphant « Sicut erat in princípio, et nunc et semper, et in saecula sæculórum ». Mais toujours sans se départir de cet équilibre et de cette évidence d’émission d’une naturelle et confondante facilité.
Sa complémentarité avec Maarten Engeltjes était toute acquise. Dès le duo introductif en imitation du Stabat Mater de Pergolèse on comprenait chez ces deux-là, que les affinités sont effectives parce qu’électives. Ce que confirmera éloquemment le « Laudamus te » du Gloria RV589 de Vivaldi donné en rappel. Maarten Engeltjes partage avec Barna-Sabadus une même rectitude d’un strict point de vue technique dans l’émission. Mais le contre-ténor néerlandais se situe davantage dans la projection et la conviction du chant que lui assure une impeccable technique, que dans la pure séduction du timbre. Son Salve Regina de Hasse en apporte la pertinente et surtout vivante illustration. L’œuvre est riche et virtuose. Elle requiert cette classe de voix à la maturité pleine et à la stabilité sans réserve. L’alto possède cette perfection dans l’émission totalement exempte du moindre vibrato. On pourrait la qualifier de hiératique si elle n’était d’une sincérité qui force le respect. Irréprochable de rectitude aussi son « Ad te clamamus exsules » d’une bouleversante beauté. Et le long mélisme stupéfiant d’agilité sur le « a » médian de lacrimarum n’est pas sans rappeler la technique du hoquet médiéval. On comprend que l’art d’ornementer chez Engeltjes est d’abord vécu et dominé comme l’expression d’un plaisir qui fait sens. Avec la même aisance, il contrôle d’un égal bonheur l’art du passage de la voix de poitrine à celle de tête sur le « converte » final du « Eja ergo ».
La conjugaison de ces deux talents a tout naturellement trouvé son accomplissement dans Pergolèse. Ce qui a priori n’avait rien d’évident. Mais l’alchimie du chant en imitation du prélude fut bel et bien opérante. Question de compatibilité timbrique. On pouvait dès lors s’attendre à vivre un moment d’une rare intensité. A l’image du vertigineux « Cujus animam » de Barna-Sabadus qui réitérait avec des aigus stratosphériques en ouverture du duo « Qui est homo ». Qu’ils confondent leur tessiture dans des duos ou qu’ils se répondent d’un solo l’autre, ils sont allés bien au-delà d’un achèvement formel pour atteindre ce « divin poème de la douleur » selon l’expression de Bellini. L’« Eja Mater » de Engeltjes est en ce sens à marquer d’une pierre blanche.
Pas davantage de réserve concernant l’accompagnement instrumental. Riccardo Minasi, premier violon, conduit l’ensemble Il Pomo d’Oro avec une verve certes contagieuse, mais qui ne cède jamais aux enthousiasmes parfois factices où se laissent entrainer plus d’un chef dans ces répertoires traitreusement flatteurs.