Philippe Herreweghe et les cantates de Bach, c’est une longue histoire d’amour qui a commencé il y a près de 50 ans, et qui visiblement n’est pas près de s’arrêter. Répertoire inépuisable, propice à toujours plus de recherche et d’approfondissement, d’une immense richesse à la fois musicale et philosophique, ce corpus parmi les plus impressionnants de l’histoire de la musique conserve, plus de deux siècles après sa création, sa capacité à nous émouvoir malgré les évolutions radicales de la société, et en particulier notre attitude résolument différente face à la religion et à la mort.
Car c’est bien de l’homme face à la mort qu’il est question ici, question universelle s’il en est, mais dont le moins qu’on puisse dire est que les réponses du XVIIIe siècle luthérien sont bien loin de notre vision d’aujourd’hui. Il faut donc un peu de recul, un peu de culture et une part d’imagination pour comprendre les textes de ces cantates et leur mise en musique, qui expriment la joie du pécheur à l’idée de rejoindre son seigneur, la soumission docile aux épreuves, et les interrogations face au destin, l’image douce et rassurante d’une mort acceptée. La musique quant à elle nous touche directement ; c’est presqu’un paradoxe mais c’est sa force, indépendamment de toute croyance personnelle, sans doute en raison de son élévation spirituelle, sa géniale élaboration architecturale, mais aussi sa très sincère modestie, sa quotidienneté, qui la rendent accessible à tous.
Cette musique-là, bien sûr, n’a jamais été conçue pour le concert, mais simplement pour servir d’illustration, d’extension ou de commentaire au culte dominical, et pourtant, son efficacité dramatique s’impose dans toutes les circonstances.
Et c’est tout le talent de Philippe Herreweghe de faire vivre cette musique sans rien trahir de ses origines, tout en l’inscrivant résolument dans notre époque. Son interprétation, à force de perpétuelle remise en question, s’est affinée au cours du temps, de nombreux enregistrements en témoignent. Sa quête de l’effectif idéal, des voix idéales, sa recherche du tempo juste, de la place à laisser aux solistes et aux instruments avec lesquels ils dialoguent, du ton à adopter, sa façon de s’effacer, lui – le chef – devant la partition, tout cela a fini par aboutir après cinquante ans de pratique, à un équilibre idéal dont le concert bruxellois est en quelque sorte le témoin.
Il entre en scène à petits pas, un peu voûté et l’air modeste mais l’œil malicieux. Il sait qu’il a réuni un quatuor vocal de très haut niveau, en grande partie renouvelé au cours des dernières années, un chœur resserré (trois voix par pupitre solistes inclus) rompu à l’exercice, largement rajeuni lui aussi, et que l’atmosphère très chaleureuse de la salle fera le reste.
Toutes ces qualités sont présentes dès le chœur d’ouverture de la première cantate, (Pourquoi t’attristes-tu mon cœur ?) qui comporte pas moins de cinq récitatifs mais un seul aria. L’occasion pour la basse croate Krešimir Stražanac, exceptionnel de présence et d’attention au texte, voix somptueuse, idéale pour l’expression de la confiance en Dieu, de faire valoir son talent.
Dans la deuxième cantate, (Dieu très bon, quand vais-je mourir ?) on remarquera surtout le rôle de la flûte, dont la partie tout en notes répétées sonne dès le chœur d’ouverture comme un glas funèbre, à la fois doux et persistant, inéluctable. L’air de ténor qui suit donne à Guy Cutting, jeune ténor anglais au raffinement musical exceptionnel l’opportunité d’un dialogue avec hautbois d’amour, qu’il mène avec élégance et conviction et qui prend le ton rassurant d’une berceuse. Le ravissement se poursuit avec l’air de basse qui n’exprime que la joie, à l’évocation de la rencontre avec le Seigneur. La disposition du chœur en arc de cercle derrière l’ensemble instrumental permet à chaque pupitre un contact visuel avec les autres ce qui entraîne une circulation très libre d’une voix à l’autre, discrètement conduite par le chef. De bout en bout, la prestation du choeur sera remarquable : attention active, enthousiasme communicatif, rigueur et parfait équilibre des voix.
Les deux autres solistes, Alex Porter, alto à la voix bien posée mais au style parfois un peu affecté, et la soprano Grace Davidson britannique elle aussi, voix quasi sans vibrato mais pas sans couleur, au timbre jeune et frais, parfaitement adéquat, font preuve l’un et l’autre du même dévouement à la partition.
Après la pause, la cantate BWV 75 (Les pauvres mangeront) en deux parties complètera le programme avec le même raffinement, ponctuée des interventions de la trompette qui reprend et souligne le thème de choral.