Les plus anciens se souviennent de l’œuvre de Pierre Henry (et Michel Colombier) écrite pour Maurice Béjart, créée au Festival d’Avignon en 1963. Malgré son titre (Messe pour le temps présent), le ballet ne comportait aucune référence religieuse, à la différence de ce que nous offrent Leonardo García Alarcón et Sasha Walz avec cette Passion selon Saint-Jean, pour son troisième centenaire (1). Partant du postulat que les auditeurs-spectateurs du XXIe S, le plus souvent ignorants du récit johannique, de ses détails, comme de l’allemand, étaient dans l’incapacité de s’approprier l’ouvrage comme les fidèles de Saint-Thomas de 1724, nos deux complices ont imaginé un spectacle chorégraphié, qui parle à chacun et à tous. C’était la règle depuis le Moyen-âge, où l’accès à l’écrit était réservé à une élite, que d’illustrer visuellement l’histoire religieuse comme moyen d’édification, mais la Réforme, iconoclaste, avait banni de ses églises toute représentation figurative. Si elle répond à un questionnement pertinent, la proposition bouleverse nos habitudes en focalisant l’attention sur le visuel. Le message évangélique est « porté par les corps avant de l’être par la musique » . Or, en substituant cet imagier – au demeurant somptueux, efficace et juste – au texte chanté (2), on prive le public de l’essentiel. Il n’est pas un mot, une phrase, une idée qui n’appelle chez Bach une illustration musicale claire, littérale ou symbolique, et la palette expressive de la danse n’a pas la précision de la langue. Ainsi par la sollicitation visuelle, occulte-t-on largement la perception musicale et ses infinis détails porteurs de sens. Nous sommes bousculés, et bouleversés, mais, d’abord par la représentation, la musique se trouvant relèguée comme support. Osons la comparaison : nous nous trouvons dans la situation d’un Européen inculte assistant à une représentation d’opéra classique chinois.
La mise en scène, délibérément dépouillée, dans un cadre sombre, focalise toute l’attention sur les danseurs, valorisés par les éclairages magistraux et les rares et bienvenues projections en fond de scène de David Finn. Les décors de Heike Schuppelius, réduits au strict minimum, avec l’usage inventif et approprié de quelques accessoires (cordes, lances, bâtons, échelle etc.), aboutissent à un tableau vivant inspiré du retable d’Issenheim, où les visages et les corps nous bouleversent. Le spectacle s’ouvre sur un atelier de couture, où des danseurs – nus (3) – vont confectionner leurs tuniques : Le vêtement et sa symbolique constituent un des axes de cette lecture. Coupes, textures, couleurs, retenues pour les costumes par Bernd Skodzik, participent idéalement au régal visuel. Quant à la chorégraphie et à la direction d’acteurs, signée aussi par Sasha Waltz, la réussite est magistrale, justifiant à elle seule le spectacle. Exemplaire de beauté, d’efficacité et de puissance dramatique, la réalisation marquera à coup sûr un jalon dans l’histoire de l’interprétation de cette Passion.
Le dispositif adopté s’inscrit dans une volonté de spatialisation musicale : les musiciens sont répartis en deux groupes, distants, côté jardin et côté cour, le chef dirigeant depuis ce dernier. Danseurs, chanteurs solistes comme une douzaine de choristes, quelques instrumentistes se mêlent dans un ensemble parfaitement réglé. Les autres choristes répartis dans les travées de l’auditorium, chantent ponctuellement leur partie, non seulement dans les chorals (qu’entonnaient les fidèles à Saint-Thomas), mais aussi dans les chœurs de turba comme dans les grands chœurs du début et de la fin. Rendu périlleux par les distances entre les groupes orchestraux et chacun des chanteurs, l’exercice est réussi et il faut saluer l’exploit.
Si la première diffusion électro-acoustique surprend, avant la musique de Bach, elle trouve sa justification dans cette volonté d’élargissement de l’oeuvre à notre monde (l’atelier de couture). Mais que c’est long, agressif, tendu, sans référence identifiée au grand chœur d’ouverture (sinon une possible pédale de sol mineur ?), alors qu’émergeant du silence, la tension grandissante, l’âpreté nous préparent mieux au drame. La seconde intervention, elle aussi interminable, assortie du martèlement des danseurs (qui plantent les clous de leur croix), est pénible, au sens premier, faute de l’être au second. Pourquoi cette orgie sonore, qui amoindrit plus qu’elle ne renforce le propos de Bach, ainsi le bref récitatif « Und siehe da… » où la déchirure du rideau du temple et le tremblement de terre, le cataclysme qui préside à la résurrection des saints devrait être un sommet dramatique ? On peine à comprendre, même si les mouvements et postures des danseurs sont toujours admirables.
La distribution est sans faiblesse, réunissant des solistes aguerris, familiers de l’ouvrage. Admirable, émouvant, Valerio Contaldo nous vaut un très grand Evangéliste, juste, vrai, sincère, sans pathos ajouté. L’émission est idéale, avec une intelligibilté constante, hélas réservée aux germanistes. Le Christ de Christian Immler n’est pas moins accompli, noble, profond, servi par une voix sonore et chaleureuse. Georg Nigl campe un Pilate aussi sûr de lui que changeant, soumis à la vox populi. Les arias de basse, « Eilt, ihr augefort’nen Seelen » , avec les interventions incisives du chœur, puis « Mein teurer Heiland », où ce dernier chante son choral, sont également réussies. Si notre contre-ténor, Benno Schachtner, déçoit quelque peu dans l’air des liens du pêché, il donne son meilleur avec « Es ist vollbracht », où une excellente viole de gambe se conjugue à son chant. De Sophie Junker, « Ich folge dich gleichfalls », avec les flûtes, remarquable à plus d’un titre, se noie quelque peu dans la nef de l’auditorium. L’air des larmes (« Zerfliesse… ») est également émouvant, auquel les deux hautbois de chasse participent. Mark Milhofer est un magnifique ténor et ses interventions sont autant de bonheurs : tant son « Ach mein Sinn » que son arioso et air avec les deux violons « Betrachte, mein Seel… Erwäge, wie sein Blut ».
Le chœur, nombreux, puisque sont unis le Chœur de chambre de Namur et celui de l’Opéra de Dijon, est utilisé avec intelligence : les tutti sont réservés aux chœurs de turba et aux grands chœurs, comme à certains couplets des chorals. Mobiles – en scène comme en salle – les chanteurs font preuve d’une cohésion admirable, d’autant que la spatialisation est redoutable, qui conduit chacun à une individualisation de sa partie. La Cappella Mediterranea, au cœur du dispositif, paraît en-deçà des attentes, malgré la virtuosité et l’engagement de chacun : le placement et l’acoustique desservent l’orchestre. Le volume de la salle amortit, noie, dilue et rend ainsi l’articulation insuffisante, ce dès les basses qui ponctuent le chœur d’entrée. Les contrepoints perdent leur transparence, les timbres leurs couleurs. Ce n’est que losrque les solistes accèdent au plateau que leur perception trouve le relief attendu. C’était le prix à payer de cette folle expérience, inouïe, portée par Leonardo García Alarcón, dont on connaît l’engagement et la générosité. Le souffle qu’il donne à tous, la palpitation, la souffrance, l’exaltation, le rayonnement, la jubilation qu’il traduit si bien vont au cœur du public. L’enthousiasme est général d’une salle comble, les ovations incessantes font oublier les questionnements et les dissonances de ce compte-rendu.
Le Festival de Pâques de Salzbourg avait eu la primeur de cette création dijonnaise, spectacle abouti, puissant, bouleversant. Le Théâtre des Champs-Elysées, malgré les dimensions réduites de sa scène, l’offrira aux Parisiens les 4 et 5 novembre. Quant à Arte, la captation réalisée à Dijon permettra au plus grand nombre de partager cette émotion incroyable. A ne manquer sous aucun prétexte !
(1) Peter Sellars avait mis la Passion selon Saint-Matthieu en scène à la Philharmonie de Berlin dès 2011. En 2018, Leonardo García Alarcón avait offert, ici-même, une surprenante et sans-pareille Messe en si mineur, spatialisée, avec déambulation des interprètes, à laquelle paricipait – déjà – Valerio Contaldo. Nul doute que c’est cette expérience et la rencontre avec Sasha Waltz qui l’ont conduit à porter cette Passion selon Saint-Jean d’une manière aussi radicale.
(2) « Les mots sont très puissants » (S. Waltz). Aucun surtitrage, comme le précise le programme. Cete privation – délibérée - nous paraît regrettable. Ainsi, par exemple, les deux derniers récitatifs n°64 et 66), amples, que chante l’Evangéliste, ce soir seul visible en scène, sont totalement incompréhensibles par le public qui ne s’est pas approprié l’ouvrage.
(3) la nudité – biblique – n’est jamais inpudique, provocatrice : elle renvoie à l’ Adam et Eve de Lucas Cranach.