Calendrier liturgique oblige, le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence programmait une Passion le soir du Vendredi saint. Et comme il est des traditions auxquelles on ne peut déroger, c’est évidemment une Passion de Bach qui fût donnée : la saint Matthieu.
Écrite pour être exécutée depuis les deux tribunes alors présentes en l’église Saint-Thomas de Leipzig, la partition a des atours monumentaux : deux chœurs (plus un chœur d’enfants), deux orchestres et, bien sûr, deux continuos et une armada de solistes – l’ensemble se répondant et produisant de somptueux effets d’échos. Mais ces atours sont ceux de la partition et ne peuvent produire le résultat escompté que si les choix d’interprétation et d’effectifs y sont adéquats. Pour sa passion, Thibault Noally, à la tête de deux ensembles, Les Ambassadeurs et La Grande écurie – réunis pour l’occasion –, a fait le choix de la sobriété extrême. Les deux chœurs sont ici deux quatuors, l’Évangéliste et Jésus sont le ténor et la basse du premier « chœur », Judas et Pierre sont la basse du second « chœur », tandis que les autres soli sont répartis entre les « choristes-solistes ». Derrière l’orchestre, un autre quatuor assure la partie du chœur d’enfants et un renfort nécessaire dans les chorals.
Sans s’attarder sur les querelles musicologiques liées à la manière dont Bach était chanté à son époque – grands chœurs ou effectifs réduits, avec ou sans l’assemblée… – car, au fond, on lit tout et son contraire, force est néanmoins de constater que l’option retenue ici – qui n’a, certes, rien d’inédit – ne convainc pas. La frustration est peut-être la plus aiguë au tout début de l’œuvre, alors que le chœur d’ouverture ( I « Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen ») devrait déployer un son généreux où les interventions des trois chœurs (deux chœurs et choral) se mélangent et font saillance. Le dialogue et les équilibres entre les deux chœurs y sont mais sans la pâte sonore qui fait la solennité du moment et avec un choral trop effacé. La configuration n’a pas que des désavantages et l’on apprécie en particulier le mordant du XXVIIb « Sind Blitze, sind Donner, in Wolken verschwunden » où l’on évite le lissage des articulations qu’induisent certaines grandes formations. On perd en revanche en efficacité dramatique, alors que le texte appelle un courroux non contenu, pour ne pas écrire débridé : « Pulvérise, ruine, engloutis, fracasse d’une soudaine fureur le faux traître, le meurtrier sanguinaire ! ». Les chorals souffrent moins de l’effectif puisque, d’un soliste, l’on passe à deux ou trois choristes par voix. On est toutefois loin de l’évocation de l’assemblée déclamant le texte liturgique (ce qui, selon Cantagrel, ne pouvait quoiqu’il en soit pas se faire durant les offices de la Passion à Leipzig en raison d’une trop grande complexité harmonique de l’écriture). Les tempi sont franchement allants et les ralentis parfaitement maîtrisés – on ne s’appesantit pas mais on peine à trouver un véritable esprit de recueillement.

L’Évangéliste de Valerio Contaldo se révèle au fil du récit. Si le son paraît d’abord trop canalisé, il s’ouvre au fur et à mesure de l’incarnation et, au LVIII b « Und da sie an die Stätte kamen mit Namen Golgatha », le chanteur touche une intensité dramatique vocalement parfaitement rendue. En plus d’un rôle déjà exigeant, il assure plusieurs airs pour ténor solo, transformant à certains égards l’interprétation en performance. Dans le XX « Ich will bei meinem Jesu wachen », le dialogue avec le hautbois est bien mené, malgré des vocalises un peu marcato et une articulation qui aurait pu être davantage prononcée du côté de l’instrument.
En Jésus, Sebastian Noack convainc malgré des graves un peu éteints. Il offre également des airs de basse solo engagés, avec notamment un LVII « Komm, süßes Kreuz », qui parvient à concilier inquiétude et supplication. Tomas Kral campe un Judas et un Pierre efficaces. Les airs, quant à eux, sont bien menés, servis par un timbre clair sans profondeur excessive (notamment le XXIII « Gerne will ich mich bequemen » et un XLII « Gebt mir meinen Jesum wieder » engagé mais dans lequel les cordes étaient déjà désaccordées). Antonin Rondepierre met la brillance et la rondeur du timbre au service d’un XXXV « Geduld ! Wenn mich falsche Zungen stechen » parfaitement mené. Côté soprano, Julie Roset offre une belle souplesse et un phrasé parfaitement adéquat à la partition. La voix qui n’a pourtant rien d’une « petite voix » souffre néanmoins de l’acoustique d’une salle qui, d’une manière générale, ne met que peu en valeur les voix dans un répertoire qui, s’il requière une certaine intensité sonore, ne s’accommode pas d’élans outrageusement lyriques. Apolline Raï-Westphal, quant à elle, offre un VIII « Blute nur, du liebes Herz ! » globalement convaincant, mais dans lequel on aurait aimé davantage de contrastes du côté du chant (on les retrouve pleinement du côté de l’orchestre). Le timbre est sobre, ce qui convient parfaitement à la partition, mais les passages vocalisants manquent de direction. Dans le LII « Können Tränen meiner Wangen nichts erlangen », Coline Dutilleul trouve le juste dosage entre expression dramatique et intériorité. Le timbre est chaleureux et la voix bien projetée – ce qui, dans cette salle et cette tessiture, mérite qu’on le souligne. Alto du « chœur » I, William Shelton commet certains des plus beaux moments de l’œuvre. Son LI « Erbarme dich » est sublime, nécessairement lacrymal sans pour autant être pathétique. Malgré un violon solo un peu « pâteux » (trop legato), le contreténor emporte la pièce vers les sommets qu’elle appelle. Le timbre est rond et velouté mais, à la fois, lumineux, ce qui a permis au chanteur, dans le VI « Buß’ und Reu’ » de la première partie, d’atteindre un équilibre parfait entre joie, ferveur et drame – équilibre que la cohabitation d’un texte chargé et d’une mesure en 3/8 rend particulièrement complexe.
Si le timbre des instruments anciens apporte beaucoup à l’œuvre, leur instabilité aurait au moins dû amener le chef à les laisser s’accorder une nouvelle fois en milieu de seconde partie (mais aussi, idéalement mais moins urgemment, en milieu de première partie). Certains ensembles proposent une « vision » de l’œuvre (recueillie, théâtrale, plus ou moins lyrique…). Rien de tout cela ce soir mais une cohésion irréprochable avec les chœurs, n’étaient l’un ou l’autre enchainement empressé ou coup d’archet mal ciselé.