Si les cantates de Noël sont nombreuses à nous être parvenues, aucune ne peut être associée harmonieusement à ses voisines, à l’égal des six de 1734, que Bach assembla avec une grande cohérence architecturale et narrative sous le titre de Weihnachts Oratorium. Après Bâle, bien sûr, et avant Nuremberg puis Munich, Dijon accueille l’Orchestre de chambre de Bâle et le Windsbacher Knabenchor pour une soirée.
Bientôt centenaire, la formation créée par Paul Sacher en 1926 participa à la fois au renouveau de la musique baroque et à la création (Bartók, Stravinsky, Martinu…) (1). Sept ans après, le chef auquel on doit tant fonda la Schola Cantorum Basiliensis. L’activité de recherche et de formation de cette dernière l’a placée au cœur du renouveau de la musique ancienne, et il y a fort à parier que la plupart des musiciens de ce soir en sont issus. Même sans lien organique, l’osmose entre les deux institutions a permis à l’Orchestre de chambre de Bâle d’être considéré comme l’une des meilleures formations dans le répertoire ancien.
L’Oratorio de Noël, que l’on ne se souvient pas avoir écouté à Dijon, nous est donné amputé de ses cantates 4 et 5, comme d’autres le pratiquent, ainsi Hans-Christoph Rademann. Si, évidemment, la durée est amoindrie d’autant, les équilibres et la continuité du récit en souffrent (2). Mais le bonheur l’emporte sur les regrets, car ce soir est l’occasion d’écouter une lecture cohérente, intelligente, et émouvante.
Alors que l’orchestre est « historiquement informé », composé de musiciens talentueux qui se jouent des difficultés de certains soli, que le chœur est exclusivement composé de jeunes garçons (3), on est surpris par l’approche de l’ouvrage, foncièrement différente de celles que chacun a en mémoire, quelles que soient les références. La ferveur est bien là, servie par le chant exemplaire du chœur et de l’Evangéliste, elle se marie à l’allégresse comme à la douceur contemplative, dépourvue des scansions accentuées comme du brillant de certains. De la même manière, la verdeur fréquente des bois semble-t-elle adoucie pour des tons pastel, dont l’harmonie est constante. Les trompettes et les timbales sont privées de l’éclat quasi martial dont nous sommes familiers. Les couleurs des voix enfantines, des solistes certainement choisis en fonction de ces critères, sont en adéquation avec le propos : la douceur caressante, nimbée, prévaut, et ce n’est que justice, nous ne sommes pas dans une Passion. Le principal contraste narratif est lié à l’irruption d’Hérode, et à la menace qu’elle fait planer. Le dramatisme est ici contenu, sobre, limité aux tensions harmoniques, à peine soulignées par les interprètes.
Le chœur est exemplaire, exceptionnel. Le bonheur manifeste des jeunes à chanter est communicatif. La seule réserve – minime – est relative au pupitre des basses, qui n’ont pas la rondeur ni la profondeur de voix d’adultes, mais il est vrai qu’elles sont doublées le plus souvent par celles de l’orchestre. Nulle raideur, aucune sur-articulation, toujours ça chante, avec de remarquables phrasés. La précision, la clarté polyphonique sont au rendez-vous, et l’incroyable engagement des choristes, leur attention constante et leur chant inspiré auraient suffi à justifier le déplacement. Les chorals sont heureusement dépourvus des césures marquées qu’imposaient certains pour une continuité de l’émission dictée par le texte et la mélodie. Le soin de leur expression n’appelle que des éloges, comme les tempi choisis en fonction des paroles.
La troisième cantate (« Herrscher des Himmels ») s’achève normalement sur le choral « Seid froh, dieweil ». Ce soir, le chef ajoute la reprise du chœur d’ouverture, en une sorte de da capo. Passée la surprise, pourquoi pas, puisque le plaisir est renouvelé ? Encore que clore ainsi la cantate peut paraître légitime, mais ici, le récit se poursuit avec la sixième.
Acoustique de la salle, équilibre mal dosé de la direction, manque de projection ? Bien que placés à l’avant-scène, les solistes semblent dominés par les instruments. Seuls, le ténor et la jeune fille chantant l’ange sont perçus avec clarté. De la lumière et du sourire dans la voix, Tobias Hunger est non seulement un merveilleux Evangéliste, mais aussi un admirable chanteur, et conteur dont tout force l’admiration : l’émission bien sûr, mais aussi son expression, sa diction exemplaire, sa maîtrise technique qui l’autorise à une aisance sans pareille dans ses redoutables traits de Frohe Hirten (n°15). Son air ultime (Nun mögt ihr stolzen Feinde, n° 62) précédé d’un beau récitatif, n’est pas en reste, allant, expressif. Les récitatifs sont captivants, naturels, chargés de sens. Avec les chœurs, il nous a réservé les meilleurs moments de cette soirée. L’alto, Suzanne Langner, est la plus exposée en nombre d’arias. Son attendu Bereite dich, Zion surprend. Le timbre est gracile, proche de l’enfance et ravirait si l’émission n’était faible, surtout avec des basses instrumentales beaucoup trop appuyées. La longueur de voix, essentielle au Schafe, mein Liebster (19) est bien là, mais la projection demeure de l’ordre de l’intime et l’orchestre couvre toujours. On le regrette d’autant plus que le Schliesse, mein Herz (31), avec le violon solo dont on oublie la virtuosité tant le jeu semble naturel, est empreint d’une douceur extrême. Oublions la basse, Thomas Laske, davantage baryton, qui n’a ni la projection (Grosser Herr…) ni les graves requis. Son Hérode est dépourvu d’autorité. La voix se perd dans l’immense nef de l’auditorium. Son duo avec la soprano (Herr, dein Mitleid, dein Erbarmen) est équilibré. Cette dernière, Anna Lena Elbert, intervient peu, et son duetto (29) comme son air (Nur ein Wirk) sont conduits avec goût. C’est à une jeune fille (la seule au côté des garçons) dont le nom n’est pas cité qu’est confié le rôle de l’ange. La fraîcheur, la pureté de l’émission nous ravissent.
En charge du Windsbacher Knabenchor depuis septembre 2022, Ludwig Böhme, lui-même ancien du Thomanenchor de Leipzig, porte la direction de l’ensemble. Sa familiarité avec l’ouvrage est manifeste (Il l’a déjà dirigé lors d’une tournée en Espagne peu après son arrivée). A rebours des lectures expressionnistes, spectaculaires, dont les contrastes accusés sont une des marques, c’est une version dynamique, humble, intime, apaisée, confiante qu’il nous propose, où les récits et les chœurs portent l’essentiel, malgré la beauté des arias. S’il anime chaque pièce en adoptant les tempi les plus appropriés, avec une dynamique qui ne se démentira pas, il concentre son attention sur le chœur, ses enfants. Ainsi, ne favorise-t-il pas l’expression des solistes : son ensemble n’est pas contenu lors du chant de ceux-ci. Dès le Bereite dich, Zion, et encore davantage pour l’air de basse, l’orchestre joue sans sembler se soucier du chant. Les basses orchestrales (violoncelle, contrebasse, basson et orgue) sont perçues comme souvent trop puissantes, l’orgue tout particulièrement, alors que le clavecin est inaudible.
Ces réserves ne doivent pas occulter le plaisir et l’émotion le plus souvent éprouvés au cours de cette soirée : La profondeur, l’énergie, l’émerveillement, à défaut de brillant et d’éclat. Ainsi, la sinfonia d’ouverture de la deuxième cantate, véritable concerto grosso, est conduite avec son bercement, sa sérénité caressante, et le bonheur est là, plus que jamais. Ainsi également le chœur d’ouverture de la troisième cantate (Hersscher des Himmels), le choral final et ses fanfares. L’auditorium comble applaudit chaleureusement les interprètes, et la reprise du chœur final, encore plus jubilatoire et confiant, sera sa récompense.
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(1) En mars 2011, la formation, dirigée par Kristjian Järvi, offrait, ici même les Wesendonck Lieder, de Wagner, avec Andrea Kirschlager. (2) Les deux oboe da caccia fréquemment sollicités dans les deux premières cantates, disparaissent des troisième et sixième, donc de la 2ème partie du concert. (3) Les soixante choristes du Windsbacher Knabenchor, à l’égal de ceux du Thomanenchor, ou du Dresdner Kreutzchor, sont internes d’un lycée (Johann Sebastian Bach Gymnasium) de Windsbach, non loin de Nuremberg.