Quand on se sent mal, il y a des choses auxquelles on revient toujours. Parfois elles s’imposent aussi, comme providentielles. Quand tout semble vain, il reste le bonheur de s’attarder sur la manière d’amener un mot, de mener un crescendo, de trouver la juste articulation, la bonne accentuation. Sublimer le tragique : le travail de toute une vie, peut-être aussi de toute vie.
Ces choses auxquelles on revient portent parfois déjà en elles ce dépassement. Les Passions de Bach font-elles autre chose ? L’histoire est tragique. Sublimée, elle devient supportable et – même – elle annonce un miracle à venir, celui d’une résurrection. Une nouvelle vie.
Dans L’événement, Annie Ernaux fait le récit de son avortement (clandestin) :
« J’écoutais dans ma chambre La passion selon saint Jean de Bach. Quand s’élevait la voix solitaire de l’Évangéliste récitant, en allemand, la passion du Christ, il me semblait que c’était mon épreuve d’octobre à janvier qui était racontée dans une langue inconnue. Puis venaient les chœurs. Wohin ! Wohin ! Un horizon immense s’ouvrait, la cuisine du passage Cardinet, la sonde et le sang se fondaient dans la souffrance du monde et la mort éternelle. Je me sentais sauvée.
Je marchais dans les rues avec le secret de la nuit du 20 au 21 janvier dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si j’avais été au bout de l’horreur ou de la beauté »[1].
Revenir à Bach car il accompagne (et permet peut-être de dépasser) toute souffrance ? De la première audition de la Passion selon saint Jean, le 7 avril 1724 en l’église Saint-Nicolas de Leipzig à aujourd’hui – soit 300 ans plus tard –, le rapport des auditeurs à l’œuvre a certainement beaucoup changé. Il s’est sécularisé mais reste émotionnellement très chargé. Peut-être est-ce là le signe d’une réelle universalité.
[1] A. Ernaux, L’événement, Paris, Gallimard, 2000, pp. 118-119.
Dès le chœur d’ouverture, on sait qu’on assistera à une prestation exceptionnelle – concernant les chœurs et l’orchestre du moins. La musique ressemble à une cathédrale : elle se construit, petit à petit, par ajout de blocs ou de couches sonores. Le continuo assuré par un clavecin – et ce, tout du long de la Passion – ajoute un effet d’ancrage profond, mais donne également une dynamique très intéressante que l’on entend rarement dans cette œuvre : fondations et élévation céleste. Le chœur est parfait en tous points. Les nuances sont remarquablement amenées, les consonnes parfaitement projetées (le « dessen Ruhm » est, à lui seul, un instant de bonheur intense). La reprise n’est pas une simple répétition de ce qui a déjà été chanté : l’interprétation s’anime encore un peu plus pour atteindre quelque chose qui ressemble à la perfection. Avec La Cetra Barockorchester et le Vokalensemble Basel, Andrea Marcon confirme ainsi sa place d’interprète de tout premier plan.
La qualité du chœur et de l’orchestre (que l’on dissocierait vainement) ne faillira jamais dans la suite de l’œuvre. Dans les chorals, l’interprétation est toujours juste, au plus près du texte, tandis que les chœurs les plus virtuoses (on pense au n° 16b, au n° 24 ou encore au redoutable n° 27b) sont menés avec la fluidité qui caractérise les meilleures formations. Dans le n° 21d (« Kreuzige, Kreuzige ! »), les nuances les plus fines passent parfaitement : les consonnes sont éclatantes, faisant ressortir ce mot qui sonne déjà comme une condamnation, les voix intérieures sont présentes, le thème circule d’une voix à l’autre sans jamais mettre en défaut l’homogénéité de l’ensemble. Avant un dernier choral (n° 40) qui commence en une douceur infinie avant d’évoluer, après la reprise, en un long crescendo qui se relâche tout juste avant le dernier appel au Christ, le n° 39 (« Ruht wohl ») se déploie comme une longue méditation qu’on aurait volontiers entendue plus recueillie. Mais que cette dernière remarque ne trompe pas : concernant les chœurs, on n’a jamais entendu d’interprétation plus aboutie.
Jakob Pilgram est un Évangéliste qui reste en retrait. Alors que le personnage est tantôt narrateur, tantôt véritable témoin des événements, on ne ressent ni colère, ni affliction. Le timbre est certes lumineux et la projection efficace pour un texte en grande partie récité, les aigus sont clairs et ronds, mais il peine à mettre ses qualités vocales au service d’une partition qui réclame une véritable appropriation et permet une infinité de variations. Également sollicité pour les airs de ténor, Pilgram offre un « Ach, mein Sinn » (n° 13) bien mené. Son « Erwäge » (n° 20) – air dont on connaît la difficulté – est toujours investi, y compris après la reprise. Les longues notes auraient certes pu être plus nourries, quelques crescendos auraient certes pu être plus marqués mais, dans l’ensemble, l’interprétation est excellente.
Dans le rôle de Jésus, Christian Wagner est, par contraste, très théâtral. Il incarne le texte avec justesse et panache. Si certains graves sont un peu écrasés, la voix est souple et toujours mise au service du texte. Il vient peu à peu à la peur et à l’affliction, assumant l’épaisseur dramatique que la partition confère au personnage. Dans les airs de basse qu’il assure également, le chanteur offre de magnifiques moments musicaux. Le « Betrachte, mein Seel’ » (n° 19) est recueilli. L’arioso est mené en une longue phrase qui ne sacrifie toutefois jamais les appuis. La fin est douce et apaisée. On retrouve le même élan dans le « Eilt, ihr angefocht’nen Seelen » (n° 24) où les vocalises sont idéalement menées et où le dialogue avec le chœur confine à la perfection.
Le timbre clair et lumineux de Shira Patchornik sert adéquatement les airs de soprano. Le « Ich folge dir gleichfalls » (n° 9) est très bien articulé, les phrases sont abouties et la direction est toujours claire. L’interprétation se veut exaltée, ce que le texte commande. La soprano aurait néanmoins peut-être pu parvenir à un engagement encore plus abouti de ce point de vue. Le « Zerfließe, mein Herze » (n° 35) est plus retenu, la voix est bien accrochée et les résonateurs supérieurs pleinement mobilisés, permettant un équilibre parfait entre lyrisme et intériorité.
Sara Mingardo livre une interprétation comme triomphale du « Von der Stricken meiner Sünden » (n° 7). Les graves sont nourris et larges. Même si elle nasalise parfois, la projection est idéale et le timbre rond et velouté. Si, comme l’écrit Gilles Cantagrel, la voix d’alto dans la saint Jean est bien la « voix de l’âme endolorie », elle a assurément trouvé ici une interprète de choix. Son « Es ist vollbracht ! » (n° 30) – peut-être l’un des points culminants de la partition, tant du point de vue dramaturgique que musical – est simple et retenu. Même la seconde partie (« Der Held aus Juda siegt mit Macht »), que l’on entend souvent très animée, reste empreinte de réserve et de recueillement. On souscrit pleinement à cette lecture : « Es ist vollbracht » marque l’accomplissement d’un destin qui était connu. Ces mots reviennent d’ailleurs à la fin de l’air, manière de montrer que la mort terrestre du « héros de Juda » (c’est-à-dire le Christ, issu de la tribu de Juda qui, avec d’autres, va former le royaume d’Israël) est l’accomplissement d’une victoire céleste.
Francesc Ortega, dans le rôle de Pierre, et Guglielmo Buonsanti dans le rôle de Pilate, complètent efficacement la distribution. Bien que brèves, leurs interventions sont claires et incarnées.
Le vendredi 29 mars 2024 – Vendredi saint –, la Passion selon saint Jean a résonné dans le Grand Théâtre de Provence. Parfois un peu lointaine, encore un peu voilée. On regrette en effet l’acoustique d’un lieu qui ne se prête pas à une œuvre dont l’effectif reste relativement restreint. L’interprétation, toutefois, nous a happé. C’est ce que l’on retiendra.