À l’occasion d’une tournée européenne d’une dizaine de dates, Raphaël Pichon et l’Ensemble Pygmalion retrouvent La Passion selon Saint Jean de Bach, une œuvre profondément ancrée dans leur ADN. Ils l’avaient déjà abordée il y a trois ans, dans le cadre d’un triptyque consacré à la vie du Christ, avec quasiment la même équipe de solistes. Ce soir, tout comme en 2022, le chef enrichit la partition de Bach, en y intégrant d’autres extraits musicaux. Ceux issus de la cantate BWV 159 offrent à Huw Montague Rendall un air supplémentaire – et non des moindres : le captivant « Es ist vollbracht », à ne pas confondre avec l’air du même nom déjà présent dans la Passion. Si l’on peut débattre de la nécessité de tels ajouts, rappelons que la partition originale n’est en rien figée, ayant connu de nombreuses versions au fil des années (1725, 1728–1731, 1738–1739). Il faut bien reconnaître que le résultat est convaincant. Ainsi, en début de concert, lorsqu’au dépouillement du « O Traurigkeit, O Herzeleid ! » (interprété a cappella par Lucile Richardot depuis le fond de la cathédrale, en alternance avec le chœur), succède sans transition le déchirant et puissant chœur d’ouverture de la Passion (« Herr, unser Herrscher »), l’effet est saisissant.
Dans l’immense et sublime édifice flambant neuf de la cathédrale Notre-Dame de Paris, le son a parfois tendance à se disperser, et il faut savoir le dompter. Raphaël Pichon y parvient brillamment, notamment dans les parties chorales. Admirons une nouvelle fois à quel point le chef français trouve un équilibre parfait entre élévation spirituelle et tension dramatique, sans jamais tomber dans l’excès, et avec une exécution musicale quasiment irréprochable. Que ce soit par la lisibilité, la ferveur ou la richesse des nuances, les vingt choristes de Pygmalion et les vingt quatre chanteurs du chœur d’adultes de la Maîtrise Notre-Dame de Paris impressionnent sans relâche. Quels joyaux que ces chorals, à la fois habités et subtilement sculptés, ou encore ce « Ruht wohl » final, qu’on voudrait voir s’éterniser. Les interventions chorales avec les personnages (l’Évangéliste, Jésus, Pilate) sont quant à elles d’une redoutable précision, toujours au service du drame. Les instrumentistes de Pygmalion soutiennent cette architecture vocale avec la finesse et l’inventivité qu’on leur connaît. Le continuo est à ce titre exceptionnel, avec Thibaut Roussel au luth, Antoine Touche au violoncelle, Pierre Gallon à l’orgue et Ronan Khalil au clavecin. L’acoustique oblige, il est parfois plus délicat de s’immerger pleinement dans les subtilités les plus fines de l’œuvre, comme ce dialogue des violes d’amour dans l’air pour ténor de la deuxième partie, ou encore certaines interventions des traverso, parfois un peu noyées dans l’espace.
Que dire de plus de l’Évangéliste de Julian Prégardien, sinon qu’il tutoie une fois de plus les sommets, aussi bien dans la narration que dans le chant ? Son récit, habité, nuancé jusque dans les moindres inflexions, est un modèle d’éloquence musicale. Face à lui, le Jésus de Huw Montague Rendall paraît plus en retrait, notamment dans le registre grave. Pourtant, son baryton-basse séduit dans les arias qui lui sont confiés, portés par un timbre clair et une diction lumineuse. La soprano Ying Fang, dans ses deux arias, semble littéralement descendue du ciel : quelle grâce, quelle pureté dans les aigus filés de son « Zerfließe, mein Herze » final ! Lucile Richardot, quant à elle, est d’une présence stupéfiante, intervenant dans le chœur du début à la fin, belle leçon d’humilité pour une artiste tout juste auréolée de sa Victoire de la musique 2025. Son « Es ist vollbracht », habité par un grave majestueux et un engagement rare, soutenu par la viole de gambe de Julien Léonard, restera comme l’une des plus belles versions de cet air entendues récemment. Enfin, la fougue naturelle, la musicalité et es aigus flamboyants de Laurence Kilsby illuminent chacune de ses interventions solistes. En Pilate et dans une partie du rôle de basse, Christian Immler, toujours digne, offre une prestation mesurée, même si l’on aurait pu souhaiter davantage de présence dramatique.