Déjà rodée à l’Opéra de Dijon et au festival de Pâques de Salzbourg, cette production faisait escale au Théâtre des Champs-Élysées pour deux représentations. Si, contrairement à d’autres œuvres similaires du siècle précédent, la Passion selon Saint-Jean n’a évidemment pas vocation à être mise en scène, son dramatisme s’y prête tout à fait. La trame narrative, de l’arrestation de Jésus au tombeau, permet d’illustrer ce chemin vers la lumière et vers la rédemption des chrétiens par le sacrifice. Le message du Christ n’aura cependant pas apaisé les esprits ce soir, l’équipe chorégraphique se trouvant huée lors des saluts, et le spectacle étant perturbé à plusieurs reprises par des réactions bruyantes de spectateurs. On préférera retenir les bravos qui ont aussi accueilli l’équipe artistique lors des saluts, et surtout les bribes de discussions que nous avons pu percevoir à la sortie, entre des spectateurs sincèrement émus par leur expérience. Car c’est bien le mot, expérience, le spectacle étant passionnant et original à bien des égards.
Vers les cieux
Le premier axe évident de la proposition de Sasha Waltz est l’aspect rituel, assez logique dans ce contexte. En prélude à la représentation, et ce alors que les spectateurs sont encore en train de s’installer, entrent les danseurs de la compagnie Sasha Waltz and Guests, entièrement nus. Ils cousent alors leurs costumes, tandis qu’est diffusée une composition électronique de Daniel Noguera (l’élément qui génère le plus de crispations ce soir, qui reviendra entre les deux parties en guise d’interlude, à la place qu’occupait le sermon à la création). La Passion ne commence que lorsqu’ils les ont revêtus et que l’audience est plongée dans le noir. De même que le public de fidèles prenait part à l’œuvre dans les exécutions d’époque en chantant les chorals, Waltz les y intègre en disséminant plusieurs choristes dans le parterre, où ils resteront tout du long. La subtilité est qu’au lieu de chanter les chorals, ils y chantent la turba, soit le peuple qui intervient dans la Passion (ici principalement le peuple juif). Plutôt que d’être un croyant qui participe à la messe tout en observant le drame, le public se retrouve ainsi directement lié au drame, en étant assimilé aux oppresseurs et à la masse inconsciente.
Un autre aspect essentiel est le rapport horizontal entre tous les acteurs de la représentation : chœurs, solistes, danseurs, se mélangent sans hiérarchie, envahissant même le public, tandis que l’orchestre lui-même est divisé en deux devant le public, sur les côtés. Tout le monde participe au mouvement, choristes et solistes, mais aussi musiciens, en particulier le violoniste Yves Ytier, visiblement danseur lui-même, qui incorpore son instrument à la chorégraphie. Sa première intervention en mouvement, dans le « Von den Stricken meiner Sünden », offre un tableau sensuel où l’archet et le violon se mêlent au corps de deux danseurs, pour illustrer les liens évoqués par le contre-ténor à cet instant-ci.
Le mouvement est de manière générale employé comme un prolongement de la musique, toujours lié au livret, même de façon assez littérale (les liens donc, mais aussi la couronne d’épines, la tunique). Le drame reste ainsi parfaitement lisible dans les grandes lignes sans avoir besoin de se référer au texte, même si les surtitres ont ici été rétablis, contrairement aux représentations de Dijon. On sent qu’il s’agit d’un projet mené en collaboration complète, la musique et la danse se répondant en permanence sans jamais que l’un n’écrase l’autre.
Il y aurait encore beaucoup à dire, notamment sur le jeu avec la lumière, représentation insaisissable du divin, où sur les références picturales. Nous nous contenterons d’évoquer le plus beau moment de la soirée, dans lequel survient un effet que nous n’avions jamais vu à l’opéra ni au concert. Au moment de la mort du Christ vient l’air « Es ist vollbracht », sommet émotionnel de l’œuvre. Après une première partie de l’air déjà jolie dans son dénuement, avec la violiste sur scène, les lumières de la salle et de l’orchestre ainsi que les surtitres s’éteignent, tandis que la musique continue dans le noir complet. L’effet crée une écoute et un recueillement inédits, tout en soulignant le basculement à l’œuvre à ce moment donné. Par la suite, après cette obscurité, la mise en scène se dirigera vers une cohésion de plus en plus importante et un chemin vers la lumière, en délaissant les conflits des scènes précédentes. Il convient d’ailleurs de saluer l’excellent travail de David Finn, à qui l’on doit les lumières du spectacle, élément fondamental.
Une lecture théâtrale
Chaque représentation de cette Passion est intéressante quant aux choix musicologiques opérés, aucune des 5 versions de l’œuvre connues ne faisant référence. On entend ce soir la trame la plus connue, celle de l’intégrale Bach conçue par Arthur Mendel en 1973, à quelques nuances près cependant. Là où la version de Mendel repose essentiellement sur les versions de 1739 et 1749, Leonardo García Alarcón y ajoute un air avec choral qui n’existe que dans la version de 1725, « Himmel reiße, Welt erbebe », à la suite de la scène chez Hannas. Le numéro étant tout à fait inspiré et bienvenu dramatiquement, on se réjouit de ce rajout. On aurait cependant aimé une exécution qui mette davantage en valeur la friction entre le choral de soprano chanté par la seule voix de Sophie Junker et la partie vocalisante de baryton soliste. Autre subtilité, un choral dont la première moitié est chantée par un quatuor de solistes avant d’être rejoint par le chœur, ce qui apporte une nouvelle couleur très émouvante. Enfin, l’air avec choral (et chœur cette fois-ci) « Mein teurer Heiland, laß dich fragen », est donné ce soir de façon originale, très efficace théâtralement. La partie de baryton, normalement confiée à un seul chanteur, est principalement interprétée par Georg Nigl, qui n’incarne pas de personnage à ce moment du spectacle, mais se voit rejoint par Christian Immler pour les répliques attribuées à Jésus. Sur la dernière partie de l’air, le « Ja » de Jésus qui promet au chrétien le royaume des cieux, est augmenté d’autres « Ja » en amont, y compris par-dessus la partie de baryton que chante Nigl.
Leonardo García Alarcón, à la tête de son ensemble Cappella Mediterranea, donne une lecture dynamique de l’œuvre, avec une rhétorique fondée sur le rythme et le rebond. Cette vitalité, qui n’est jamais nervosité ou sécheresse, permet de renforcer la continuité dramatique de l’œuvre, qui passe sans aucun temps mort. On a l’habitude d’entendre plus de lyrisme et de courbe dans certains numéros comme le chœur d’introduction, mais le parti pris est cohérent, et se justifie avec la respiration que représente le dernier tableau par effet de contraste, joué avec beaucoup plus de souplesse. Par ailleurs, García Alarcón sait aussi se faire discret par moments pour laisser la place aux solistes instrumentaux, et ainsi créer des bulles d’air dans le drame. Le solo de la violiste Margaux Blanchard durant le « Es ist vollbracht » est à cet égard l’un des plus beaux moments musicaux du spectacle, très investi et sensible.
Préparé par Anass Ismat, le chœur de ce soir est composé du Chœur de chambre de Namur associé au Chœur de l’Opéra de Dijon (maison productrice du spectacle). Il faut saluer tous les choristes pour l’intensité de leur présence sur scène et dans la salle, et leur facilité à s’intégrer dans l’activité ambiante. Musicalement, on est gêné en première partie par des aigus de soprano assez blancs, qui dénotent un peu, mais c’est beaucoup moins frappant par la suite, et la diction est très claire. Cependant, et c’est là la vraie limite du spectacle, les choix de scénographie et de mise en scène ne sont pas sans effet sur la cohésion des ensembles. Avec l’orchestre divisé, les choristes répartis dans tout l’espace , et le chef sur le côté, il est fatalement difficile d’atteindre l’homogénéité sonore et la synchronisation d’une représentation traditionnelle. Si la rigueur rythmique et la réactivité des artistes n’est pas à remettre en cause, on ne peut s’empêcher de relever plusieurs micro-décalages du fait de la disposition. Il faut cependant préciser qu’étant placé au parterre, et donc à proximité des choristes isolés dans la salle, le ressenti n’est certainement absolument pas le même qu’aux balcons. Ces contraintes semblent aussi de temps en temps influer sur les choix musicaux, avec certaines interventions dont la prudence semble dictée par l’éloignement (« Eilt, ihr angefochtenen Seelen » notamment).
Équilibre et subtilité
L’équipe de solistes réunie est, elle, globalement irréprochable, à commencer par l’Évangéliste de Valerio Contaldo, voix lumineuse et souple, et narrateur délicat. Ses récits sont sobres et dignes, soutenus par un continuo qui va à l’essentiel (le choix de l’orgue plutôt que du clavecin y aidant). L’autre ténor de la soirée, Mark Milhofer, voix moins colorée, séduit par une agogique toujours à propos, notamment dans un très beau « Erwäge ». Du côté des barytons, Christian Immler, chanteur admirable, incarne un Jésus grave et doux, avec un vibrato caractéristique qui le rend très émouvant. Georg Nigl n’est pas en reste, la délicatesse qu’il est capable d’insuffler au « Betrachte, meine Seele » étant d’autant plus marquante qu’on a pu auparavant constater les réserves de puissance dont il dispose. Après un début étonnamment scolaire dans son premier air, même si l’on y apprécie déjà la couleur originale de la voix, Benno Schachtner convainc dans le « Es ist vollbracht », décidément le clou du spectacle. Nous gardons notre coup de cœur pour la fin, avec Sophie Junker qui nous a bouleversé dans le « Zerfließe, mein Herze » : la fragilité qu’elle donne à la reprise, entièrement maîtrisée car la chanteuse est remarquable, a pris notre cœur (déjà fragilisé) au dépourvu.
Globalement, on ne peut pas dire que le spectacle soit parfait. On a vu les quelques limites musicales posées par le dispositif, et il faut reconnaître que certaines images de la mise en scène nous paraissent encore un peu énigmatiques. Pourtant, dans le climat actuel, la générosité de la proposition, l’importance qu’elle attribue au collectif, les messages de paix et de solidarité qu’elle véhicule, nous donnent envie de la défendre complètement. L’émotion est ce soir esthétique, bien entendu, mais aussi humaine, grâce à ce plateau où les artistes se mélangent sans aucune hiérarchie (ce qui était déjà un peu le cas avec Les Indes Galantes de Cogitore qu’avait dirigé García Alarcón). C’est donc un coup de cœur pour nous, pour une soirée qui nous frappe aussi, et c’est inattendu, par son humilité.