Alors que rien ne semble devoir arrêter la prolifération des Couronnements de Poppée, tandis que les Retours d’Ulysse se font plus rares, l’Orfeo de Monteverdi se maintient dans un juste milieu : même si son livret est très loin de posséder les vertus du texte impérissable de Busenello, il offre néanmoins toute une constellation de rôles très brefs et accorde une place importante au chœur, ce qui en fait un morceau de choix pour les jeunes troupes, ateliers lyriques et autres académies, avec des bonheurs très divers. Loin du patronage dont ce genre de spectacle se rapproche parfois, l’Académie baroque d’Ambronay s’est donné les moyens de présenter un véritable spectacle, grâce à la coproduction assurée avec plusieurs institutions, dont le Théâtre de Bourg-en-Bresse, l’Opéra de Reims – où ont été fabriqués les décors – et l’Opéra-Théâtre de Saint-Etienne, où ont été réalisés les costumes et où cet Orfeo était de passage pour un soir, en version scénique, après qu’on a pu l’entendre en concert dans d’autres lieux, notamment à Bruxelles.
(Jeune) homme de théâtre, Laurent Brethome semble avoir fait pour l’occasion ses premiers pas dans l’opéra, mais il pouvait compter sur l’aide d’un scénographe expérimenté dans ce domaine, en la personne de Rudy Sabounghi, connu pour ses collaborations avec Luc Bondy et bien d’autres. Il y a de bonnes idées dans ce spectacle, et de magnifiques effets créés par une habile mise en lumière des décors par David Debrinay, avec notamment de belles transparences et ombres chinoises lorsque le héros retrouve Eurydice pour la perdre aussitôt. Les costumes de Marie-Frédérique Fillon sont contemporains, avec des bergers en tenue de soirée, un Caron punk et un Pluton aux allures de Dark Vador. Hélas, à l’impossible nul n’est tenu, et le livret de Striggio ne brille pas par ses qualités dramatiques : les deux premiers actes s’enchaînent sans temps mort, dans une ambiance fêtarde liée aux noces d’Orphée, mais il est bien difficile ensuite d’éviter ces tunnels que constituent les longs monologues du musicien, finalement déchiré par les Bacchantes, conformément à une version du livret dont la mise en musique n’a pas été retrouvée. Les quatre danseurs présents tout au long du spectacle tiennent ce rôle, après avoir été les chiens de Caron et avoir égayé la fête initiale de leurs évolutions gracieuses ou acrobatiques.
Pour assumer le rôle écrasant d’Orphée, Leonardo García Alarcón a fait appel à un de ses fidèles, Fernando Guimarães, déjà présent aux Académies d’Ambronay en 2008 et 2009. Le choix d’une voix aiguë pour ce personnage laisse un peu dubitatif dans les deux premiers actes, où une voix plus chaude et plus sombre semblerait plus à sa place, mais le ténor portugais s’impose ensuite par sa virtuosité et, par un phénomène inversement proportionnel, gagne en assurance vocale à mesure qu’Orphée mis à l’épreuve perd de sa superbe, son smoking initial se déchiquetant peu à peu. De manière générale, toutes les voix entourant le héros semblent se situer dans un registre plus élevé que ce que donnent à entendre certaines versions de l’œuvre. On le constate notamment chez les basses : le Caron de Iosu Yeregui s’avère ainsi très nettement barytonnant, loin des graves caverneux d’autres titulaires du rôle. Cette remarque vaut presque autant pour le Pluton de Yannis François. De même, parmi les chanteuses, on compte bien plus de sopranos que de mezzos, ce qui peut poser problème pour certains personnages. Si Claire Bournez est une très élégante Proserpine, on est en revanche déçu par la Messagère d’Angelica Monje Torrez, qui ne touche guère et ne parvient pas à communiquer dans son soliloque l’émotion viscérale qui devrait être associée à l’annonce de la mort d’Eurydice. Revenant à la fin du spectacle pour fermer le rideau, Francesca Aspromonte est, elle, une très éloquente Musique et, de sa voix sonore, sait donner aux mots tout leur poids. Les solistes et choristes interprètes des bergers s’investissent pleinement dans ce que la mise en scène leur demande (beaucoup de courses et d’agitation au départ, puis des trémoussements de danse lors d’une soirée visiblement bien arrosée) et s’acquittent sans faillir de leur mission vocale, avec un « Lasciate i monti » pris à toute allure.
De manière générale, Leonardo García Alarcón opte pour des tempos très allants, même dans les passages sombres comme la déploration d’Eurydice : donné sans entracte, le spectacle dure à peine 1h50. Familier de Monteverdi (qu’il a même osé apparier avec Astor Piazzolla), le chef argentin dirige avec élan cet orchestre de jeunes musiciens, depuis une ouverture tonitruante et rapide jusqu’au ballet final des Bacchantes superposé à la Moresca finale