Est-ce au nouvel auditorium, inauguré en janvier dernier mais qui n’avait pas encore accueilli une représentation scénique d’opéra, que cette production bordelaise de Salomé doit sa réussite ? Dans ce qui est aujourd’hui « la plus grande fosse d’Europe », la centaine de musiciens requis par la partition peut s’égailler à son aise. Le metteur en scène, lui en revanche, doit composer avec un espace dont le théâtre n’est pas la première raison d’être. Ni dessous, ni cintres, ni coulisses… Cette contrainte en reste une, même pour un ouvrage comme Salomé dont l’action se déroule en un seul acte dans un décor unique. Il faut régler les nombreuses entrées et sorties de la dizaine de personnages qui tisse l’intrigue, sans oublier la danse des sept voiles, véritable casse-tête pour tout scénographe épris de vraisemblance. Dominique Pitoiset contourne la première de ces difficultés en s’appuyant sur un dispositif ingénieux, composé de deux plateaux reliés par deux escaliers qui multiplient les possibilités de mouvements, verticaux autant que latéraux. Trois cuves de fermentation complètent le décor. Ce qui pourrait relever de l’anecdote, ou du clin d’œil appuyé, dans une ville réputée pour son vin, répond à l’un des impératifs de l’histoire : c’est dans une de ces cuves qu’est enfermé Jochanaan. Quant à la danse des sept voiles, elle est tout simplement éludée. Une vidéo tient lieu de chorégraphie, seule interprétation que s’autorise Dominique Pitoiset au sein d’une narration fidèle au livret. Les images projetées laissent comprendre qu’Hérodes a réellement abusé de sa belle-fille, dès son plus jeune âge. L’inceste, subtilement suggéré, sert de clé de lecture au comportement du triangle diabolique formé par Herodes, Herodias et Salomé. Un roi de Judée moins libidineux mais encore plus malsain que d’habitude, une reine prise de boulimie puis de vomissements au moment de la danse des sept voiles, comme si elle cherchait à ensevelir le poids de sa conscience sous un monceau de nourriture ; une princesse blessante car blessée : le parti-pris est d’autant plus plausible que les artistes jouent le jeu, sans outrance, avec une acuité qui ne peut laisser insensible.
Musicalement, le nouvel auditorium influe tout autant sur l’interprétation d’un opéra que la proéminence de l’orchestre rend de toute façon monstrueux. Kwamé Ryan régule le déferlement orgiaque des sons de manière à respecter les climax de la partition. L’acoustique légèrement diffuse n’aide pas à saisir tous les raffinements d’une orchestration profuse mais la dynamique est implacable, du trait sinueux de clarinette qui ouvre l’opéra jusqu’au spasme orchestral qui le referme. La fosse profondément enfouie sous la scène équilibre naturellement instruments et voix, quand, dans d’autres salles, les chanteurs doivent faire assaut de décibels pour s’imposer. Rien n’échappe ainsi de la Salomé de Mireille Delunsch. Usant des contrastes pour embrasser la tessiture du rôle dans son inhumaine largeur (du sol bémol grave au si aigu), la voix modèle une princesse de Judée à sa mesure, tranchante et blafarde, de cette pâleur inquiétante qu’exalte le texte d’Hedwig Lachmann. La congruence entre ce chant mortifère et la vision de Dominique Pitoiset rend une telle Salomé indiscutable. Tout comme, dans la même optique, s’imposent sans conteste, l’Herodias stylée d’Hedwig Fassbender et l’Herodes pervers que l’interprétation hallucinée de Roman Sadnik place au premier plan. Toutes les notes sont présentes, hurlées, feulées, glapies, parfois même parlées mais avec une vérité et un engagement qui désarment la critique. Une fois extirpé de sa cuve en inox, le Jochanaan de Nmon Ford s’avère tout aussi évident. L’expression peut sembler plus sommaire peut-être que celles de ses partenaires mais l’étoffe en est plus noble et la composition, sauvage, appréciable quand trop souvent le prophète apparait figé dans le marbre de ses vaticinations. Seul le Narraboth de Jean-Noël Briend n’atteint pas le même niveau de complétion. Dès les premières mesures, le mezzo-soprano éclatant d’Aude Extrémo (le Page) occulte celui dont la voix est d’habitude l’unique source de lumière d’un opéra, ici particulièrement, troublé de sang.