Le Château de Barbe-Bleue est une de ces œuvres à la fois complexe et fascinante, qui ne supporte pas la fadeur (ou l’absence de direction incisive) dans son interprétation. A notre grand étonnement, si l’affiche de la soirée à la Philharmonie avait tout pour nous passionner, le Philharmonique de Radio France dirigé par son chef Mikko Franck, n’a pas tout à fait été à la hauteur des grands espoirs qu’on pouvait légitimement placer en lui, du moins dans la première partie de l’œuvre. Quant aux deux interprètes, si Matthias Goerne n’a pas excessivement brillé dans le rôle de Barbe-Bleue, Aušrine Stundyté a livré une des meilleures et galvanisantes performances en Judith.
Qu’a-t-il bien pu manquer pour que l’on ne soit pas tout à fait bouleversés après que les derniers accords ont fini de retentir dans la grande salle Pierre Boulez ? Quel style est-on en droit d’attendre pour une interprétation entièrement enthousiasmante ? Fils de cette avant-garde hongroise, qui inspira au Musée d’Orsay une revigorante exposition il y a dix ans « Allegro Barbaro », l’opéra en un acte et un prologue de Béla Bartók créé en 1918 exige justement une vision mordante et une exécution sans concession, à l’intensité et à la noirceur idoines. Si Barbe-Bleue, c’est le portrait de l’artiste en jeune homme cruel, et si l’opéra doit être savouré dans les ténèbres de la conscience, c’est-à-dire derrière le « rideau de nos paupières fermées » tel que l’annonce le Barde doté de la voix magnétique de József Gyabronka dans ce concert, alors l’Orchestre Philharmonique n’a réussi que de loin en loin à nous communiquer ce frisson, cette inquiétude fauve toujours moderne.
Or l’orchestre est un personnage (l’ami de Bartók, Zoltán Kodály surnommait l’opéra « une symphonie scénique ») à part entière pour une action purement psychologique. En moins d’une heure (normalement), Judith exige d’ouvrir les sept portes renfermant les coupables secrets et trésors de Barbe-Bleue, l’homme terriblement fascinant à l’effrayante réputation qu’elle a suivi, abandonnant derrière elle famille et fiancé. Et pour cette version de concert, l’orchestre doit suppléer la mise en scène et faire littéralement miroiter les couleurs des différents tableaux qui se succèdent. Malgré des musiciens souvent traités en solistes et comme toujours formidables, il a fallu attendre l’ouverture de la cinquième porte, celle des Domaines de Barbe-Bleue et son tutti éclatant en ut majeur, assorti du fabuleux contre-ut exigé par le rôle de Judith, pour que l’auditeur s’éveille un peu de sa torpeur. Pourtant tout avait bien commencé avec un prologue à la noirceur iridescente avec les mots du Barde. Mais dès l’ouverture de la première Porte, celle de la salles de tortures, une absence de tension dramatique et une imagination sonore inégale dans la vison du chef a rendu un peu vaines les interventions des cordes, des flûtes et des xylophones, puis des cuivres, entre autres (tous pourtant impeccables mais non unis dans une évocation transcendante commune). Si les pupitres ont brillé (avec des clarinettes et des cordes graves exceptionnelles au mitan de la soirée), il a donc fallu attendre le versant final de l’oeuvre pour vibrer et pour que s’ouvre vraiment le regard intérieur convoqué (avec un très beau lac de larmes, puis le couronnement et la disparition de la jeune fille derrière la septième porte).
Matthias Goerne a incarné un Barbe-Bleue un peu absent, relevant peut-être trop du liedersänger, (avec ses beaux moments) mais la révélation de la soirée a été Aušrine Stundyté, remplaçant Asmik Grigorian initialement prévue. La soprano lituanienne a pu compter sur un médium solide, des aigus percutants et a déployé un jeu très expressif, comme si l’opéra était mis en scène (quand Goerne ne l’a pas regardée une seule fois). Elle a incarné Judith avec les moyens d’une chanteuse au sommet de son art, capable des plus subtiles raffinements et d’endurance pour un rôle qui lui convient absolument.