Marier Béla Bartók et Sergei Rachmaninov, deux compositeurs contemporains l’un de l’autre, revient déjà à faire se rencontrer des contraires dans l’esthétique et l’écriture musicale. Confier Le Château de Barbe-Bleue à un jeune metteur en scène grec et Aleko à une grande actrice française prolonge l’oxymore.
Créée l’an dernier, la production du huis-clos de Béla Bartók convainc et dans son propos et dans sa réalisation. C’est moins Judith que Barbe-Bleue qui intéresse Themelis Glynatsis. L’entrée dans le château se transforme en une simple chambre, où un vieillard est alité. Autour, un décor de grotte sombre et humide juchée d’éléments disparates : une réplique de la coiffeuse de la chambre, un autre lit, une porte en quinconce. Un jeune enfant en uniforme militaire traversera la scène, une femme plantureuse escaladera le décor, Judith s’allongera presque lascive sur l’autre lit. Autant d’évocations qui font écho aux portes sur l’inconscient que Judith ouvre et qui dérange Barbe Bleue jusque dans une scène finale où les trois figures masculines aux trois âges sont réunies dans la chambre initiale. Le point de vue a donc changé et ce n’est plus tant la témérité et le désir de Judith qui provoque le drame que les révélations successives sur les fantasmes de Barbe-Bleue.
L’orchestre se pare des belles couleurs du courlis cendré et trouve une grande cohésion, notamment dans les tutti, sous la baguette de Fabrizio Ventura. On reprochera un manque de tension globale où même les fulgurances comme l’ouverture de la cinquième porte peinent à donner du rythme à cette scansion particulière en sept étapes. Vocalement, les deux interprètes remplissent leur rôle de manière satisfaisante. A Tassos Apostolou, le volume et la noirceur qui siéent tout à fait au portrait mystérieux du chatelain. Quant à Violetta Lousta, la voix peine davantage à s’épanouir mais concentre ses moyens sur l’interprétation. Elle propose une Judith sensuelle et volontaire.
Très rare en version scénique, Aleko se voit donc confié à Fanny Ardant dont c’est la deuxième mise en scène à l’Opéra national Grec. Elle s’est entourée de Pierre-André Weitz au décors et d’Israel Galván pour les chorégraphies. Le problème c’est que chacun joue sa partition en solo. Le designer recycle ses murs à alcôves vus dans nombre de productions de ce fidèle d’Olivier Py (Les Huguenots pour n’en citer qu’une) sans que ni les effets ni la scénographie ne servent le drame. Le chorégraphe occupe tout, trop l’espace. Est-ce parce que Fanny Ardant ne sait que diriger dans un carré de scène central, comme au théâtre classique et ses besoins déclamatoires ? Très vite, ces remplissages isolés vident de son sens cette œuvre de peu de mots mais à l’efficacité dramatique redoutable. Le livret et les personnages nous disent que la nuit tombe, que chacun rentre chez soi. Et c’est cette obscurité dépeuplée qui rend possible la rencontre adultère, l’affut d’Aleko et la rage mortelle qui le saisit. A l’inverse, voir en permanence une troupe de danseurs tziganes en pleine lumière annihile toute possibilité de tension dramatique au profit d’une danse bruyante et peu inspirée. Les personnages entrent donc en scène, à cour ou à jardin sans cohérence, parce que c’est à eux de chanter…
De plus, la distribution réunie ne satisfait pas à toutes les exigences malgré la brièveté des rôles. Ines Zikou, au beau mezzo grave, ne peut mobiliser qu’un volume confidentiel qui obère l’autorité requise pour sa scène. Yannis Christopoulos offre un timbre élégant de ténor léger. Toutefois lui aussi s’avère sous-dimensionné pour affronter l’orchestre quasi symphonique et se met en difficulté à l’aigu à force d’efforts. Il en va un peu de même pour Myrsini Margariti dont la Zemfira peine à se chauffer. La prestation s’avère plus convaincante dans les dernières scènes malgré des duretés à l’aigu qui persévèrent. Yanni Yanissis (le père) est quant à lui parfaitement à sa place et compose un père émouvant dans un chant sonore et bien nuancé. Enfin, Tassis Christoyannis épouse les affects d’Aleko comme il se doit : passion, colère et regret. Son grand air mériterait peut-être encore davantage d’intériorité pour trouver les justes accents que le baryton grec saura mettre dans la scène finale.
Enfin, l’orchestre, irréprochable, fait montre d’une cohésion sans faille. Les chœurs eux aussi affirment leur excellent niveau, même si leur position dans les alcôves n’aide pas à la précision des départs. Toujours en fosse, Fabrizio Ventura trouve cette fois le bon tempo et le bon dosage entre lyrisme symphonique et dramatisme d’une partition qui mériterait de résonner plus souvent, aux côtés des deux autres ouvrages lyriques de son compositeur.