Une soirée majuscule. Ne serait-ce que par la durée : près de 5 heures, entracte compris. Pourtant, à la fin du concert, largement passé minuit, le public refuse de partir pour laisser éclater sa joie. Une soirée majuscule aussi par l’affiche qui, dans Giulio Cesare, réunit Salle Pleyel une poignée de nos étoiles actuelles : William Christie, Cecilia Bartoli, Philippe Jaroussky, Andreas Scholl, Nathalie Stutzmann, etc. Raison pour laquelle, à peine ouvertes à la vente, les deux dates annoncées (les 9 et 12 février) étaient déjà complètes. Il a fallu, pour faire face à la demande, en ajouter une troisième (le 14 février) dont les places se sont arrachées aussi vite. Une affiche prestigieuse donc mais aussi originale car essentiellement masculine quand le disque nous a habitué à des distributions plus féminines : Jennifer Larmore, Marijana Mijanovic dans le rôle de César ; Marianne, Rørholm, Anne-Sophie Von Otter dans le rôle de Sesto si l’on s’en tient aux deux versions de référence, René Jacobs (Harmonia Mundi 1991) et Marc Minkowski (Archiv 2001).
Le sexe des chanteurs conforme à celui de leur personnage, voilà qui n’est pas très baroque et qui, surtout, modifie les rapports auxquels nous sommes habitué. C’est évident dès la première scène où Cornelia – Nathalie Stutzmann – se montre plus impériale, et impérieuse, que César lui-même : Andreas Scholl dont le tempérament vocal s’accommode mal d’héroïsme. Question d’affinité plutôt que de virtuosité. Le souffle reste long, la vocalise souple mais un timbre que le temps a feutré et une projection limitée achèvent de faire de cet empereur un contemplatif qui ne se réalise vraiment que dans le recueillement (« Alma del gran Pompeo ») ou dans la poésie (« Aure, deh, per pieta » avec, dans ce dernier air, quelques notes suspendues du meilleur effet). William Christie lui épargne d’ailleurs le redoutable « Quel torrente, che cade dal monte», seule coupure relevée dans une version quasi intégrale au point d’inclure l’air de Nireno « Chi perde un momento ». Rachid Ben Abdeslam y laisse entrevoir un talent affûté.
Ce parti-pris de tessiture donne aussi un autre relief au rôle de Tolomeo qui, de fait, n’est plus le seul contre-ténor – ou presque – de l’histoire. Moins différent, moins inquiétant, moins pervers. D’autant que le timbre de Christophe Dumaux ne présente pas cette étrangeté qui fait du frère de Cléopâtre un personnage malsain en plus d’être malfaisant. Au contraire, la voix est franche, l’émission naturelle. La présence du chanteur parachève un portrait qui, dans ces conditions, présente autant de noblesse que celui de César.
Même changement d’équilibre entre Cornelia et Sesto dont le rapport mère-fils perd de sa tendresse vocale avec un duo moins céleste que lorsque deux voix de femme l’interprètent. Nathalie Stutzmann, grande figure tragique dans son arioso « deh piangete », s’y montre moins sonore que Philippe Jaroussky. Difficile, à vrai dire, de rivaliser ce soir avec le contre-ténor français dont le chant, varié dans les reprises, magnifié par un legato infini, envoûte autant qu’il transporte, provoquant parmi les spectateurs des débordements d’enthousiasme, malgré la demande faite de ne pas applaudir durant le spectacle afin de ne pas en allonger la durée.
L’autre triomphatrice de la soirée, c’est évidemment Cecilia Bartoli qui trouve en Cléopâtre matière à faire scintiller toutes les facettes de son art. Une fois reconnue l’intelligence de la caractérisation, frappe la maîtrise absolue de la syntaxe belcantiste : l’imagination dans les variations et la science de l’ornementation qui donne son sens à chaque note. Dans la première partie, le « Non disperar » avec ses « Chi sa » impertinents prend une dimension qu’on ne lui soupçonnait pas. L’interprétation culmine dans un « se pietà di me non senti » à fleur de lèvres, qui submerge d’émotion la salle mais aussi la cantatrice, en larmes à la fin de l’aria. Est-ce l’ordre du Mérite remis par l’écrivain Dominique Fernandez durant l’entracte ? La deuxième partie laisse un sentiment plus mitigé comme si Cecilia Bartoli avait oublié Cléopâtre pour redevenir La Bartoli. Défaut particulièrement flagrant dans l’agitato de « Piangero la sorte mia » et plus encore dans « Da tempeste il legno infanto » où l’écriture plus centrale et les difficultés accumulées poussent la cantatrice dans ses retranchements, à la limite de l’autocaricature.
A chacun son Haendel. Qu’il nous soit permis de le préférer latin quand la direction de William Christie le drape d’une majesté toute britannique. De la grandeur mais aussi de la froideur dans une partition où une orchestration inventive donne plusieurs fois aux instruments solistes l’occasion de briller. Dommage que le cor dans « Va tacito e nascosto », comme le premier violon dans « Se in fiorito ameno prato » ne sachent pas la saisir.