On sort un peu étourdi de la représentation de ce drame effroyable qu’est Beatrice Cenci. D’autant que sa noirceur contraste avec la somptuosité des costumes de Katharina Tasch, dont la palette de riches couleurs aux tons parfaitement assortis recrée une Renaissance de rêve, ne seraient les cadavres dénudés et soigneusement rangés dans des sortes d’aquariums qui parsèment la scène en alternance avec d’autres emplis d’or. Le déploiement quasi cinématographique des gigantesques éléments architecturaux de Katrin Connan, excellemment éclairés par Bernd Purkrabek, est bien à la mesure des dimensions du plateau. La mise en scène de Johannes Erath, souvent difficile à suivre de loin, ménage quand même des plages de transition, dont l’amusant clin d’œil multiple du début du dernier acte qui cite le lever du jour sur Rome de Tosca joué sur un gramophone qui s’enraye, avec en illustration la colonnade du Bernin qui n’a été commencée qu’en 1656…
Cette production met donc au mieux en valeur ce monde dissolu où se mêlent argent, corruption, sexe et religion – tout cela toujours d’actualité –, pimentés de tortures, viols et petits meurtres en famille. Tout est donc bien en place pour construire un sombre drame fait de conflits, l’essence même du théâtre. On comprend que ce sujet ait fasciné tant d’auteurs de nouvelles et de romans (Shelley, Stendhal, Guerrazzi, Dumas père…) et de théâtre (de Custine, Stowacki, Moravia, Artaud…), puis des compositeurs d’opéras comme Ginastera (le plus connu, qui sera joué à l’Opéra national du Rhin la saison prochaine) et plus récemment Londei et Caronti. Même le cinéma s’y est laissé tenter dès l’époque du muet, avant Guido Brignone (1941), Riccardo Freda (1956) et Lucio Fulci (1969).
© Bregenzer Festspiele / Karl Forster
Le sujet est peu ou prou le même quel que soit l’auteur. Emprunté à une histoire réelle, il nous plonge dans le monde contrasté d’un drame domestique. On ne peut s’empêcher de penser à la pièce élisabéthaine Arden de Faversham, mais le meurtre du chef de famille y était fomenté par sa femme et son amant. Ici, on est dans le pur domaine de la violence qui entraîne une vengeance punie ensuite par la justice. Bien sûr, à côté de Lucrèce Borgia, cette Beatrice (1577-1599) n’est qu’un enfant de chœur, mais elle n’en est pas moins une criminelle. Chez Goldschmidt, trois actes se succèdent avec le côté inéluctable d’un drame antique : dès le premier apparaît le comte Francesco Cenci, violent multi-meurtrier tuant quiconque lui résiste. Le cardinal Camillo couvre ces actions contre de l’argent et des terres. Beatrice, pour essayer d’échapper au despotisme de son père, le dénonce à Orsino, qui vient d’embrasser la prêtrise. Au deuxième acte, on comprend qu’elle a été violée par son père, et Orsino propose à Beatrice et à sa belle-mère Lucrezia de le faire assassiner par deux tueurs à gage. Quand le cardinal Camillo donne l’ordre de faire arrêter le comte, le meurtre est découvert et ses responsables emprisonnés. Au troisième acte, Lucrezia reconnaît son action sous la torture, et Beatrice avoue à son tour. Elles sont condamnées à mort et exécutées en public.
Le sujet est donc fort, et la réalisation présentée à Bregenz puissante et soignée, mais est-ce suffisant ? D’où vient qu’au bout d’un moment, on hésite entre la le désintérêt et l’ennui ? Certainement pas de la musique qui, malgré son côté néo-classique et son manque d’inventivité, présente des moments lyriques et très « cinématographiques ». Non plus des personnages qui tous fascinent par leurs excès cumulés, même s’ils n’inspirent pas une once de sympathie. Peut-être tout simplement parce que trop, c’est trop, et que malgré les efforts plus que louables des interprètes, on finit par décrocher. Est-ce à dire qu’il ne fallait pas remonter cette œuvre rarement jouée ?
Certes non, car c’est un document intéressant à plus d’un titre. D’abord par les circonstances historiques de sa composition. Berthold Goldschmidt, compositeur juif allemand, avait été mis à l’index dès 1933 par les Nazis comme « musicien dégénéré ». Exilé en 1935 en Angleterre, il y meurt en 1996. L’œuvre présente donc des relations avec l’actualité et le vécu du compositeur, et il est d’autant plus dommage de ne pas l’avoir donnée dans sa version originale anglaise, et encore plus de n’avoir réalisé qu’un surtitrage en allemand, ce qui est la négation même sinon de l’Europe, du moins de la vocation internationale d’un festival comme celui de Bregenz. Ou peut-être un signe de la malédiction qui a touché l’œuvre dès sa composition, puisque Covent Garden la refusa en 1951 malgré le prix que l’œuvre avait remporté, et qu’elle n’a été depuis que très rarement jouée.
Cet opéra, que son compositeur annonçait comme belcantiste, a bénéficié ce soir d’une distribution plus qu’honorable, même si l’on peut s’interroger sur la personnification de Beatrice par Gal James. Sans savoir quel point entraîne l’autre, et alors que le rôle nécessite dès le début une soprano très dramatique, on remarque que son émission – parfois criée – est extrêmement irrégulière en puissance et en phrasé, et que son interprétation est singulièrement exagérée, oscillant sans cesse entre l’hystérie et l’abattement. Il n’en reste pas moins qu’au-delà d’un côté un peu caricatural, elle manifeste une solide présence, et que sa performance est indéniable, notamment au troisième acte. La Lucrezia de Dshamilja Kaiser paraît plus effacée, peut-être du fait d’une voix de mezzo parfois couverte par l’orchestre, et le Bernardo campé par Christina Bock est très musical et jamais mièvre. Du côté des hommes, ce sont trois fortes personnalités qui savent caractériser leurs personnages torturés. La basse Per Bach Nissen (cardinaI Camillo) en impose par la puissance de son physique et de sa voix qu’il sait remarquablement bien nuancer selon les événements. Le baryton Christoph Pohl (Francesco Cenci) apporte à ce rôle également antipathique un magnétisme parfaitement en adéquation. Enfin, le ténor Michael Laurenz (Orsino) assume toutes les contradictions de ce prêtre empêtré dans une situation qu’l ne contrôle pas.
Cette première autrichienne doit beaucoup au chef Johannes Debus dont on avait apprécié en 2015 sa direction des Contes d’Hoffmann. L’ensemble des solistes et des chœurs de bonne tenue est parfaitement équilibré, et les moments d’accalmie et de sensibilité sont bien mis en valeur par de soudaines et brutales éruptions, même si c’est au risque de mettre en péril certains chanteurs. Mais la vraie question n’est-elle pas : au total, malgré le très beau Requiem final, chaque spectateur (dont certains ont déjà craqué à l’entracte) aura-t-il vraiment envie de revoir un jour cette œuvre au lyrisme exacerbé ?