Une fois de plus, le salut de Berlioz viendra-t-il d’Angleterre ? Oui, mais pas forcément des Anglais. C’est à des Britanniques que l’Opéra-Comique avait confié sa production de Béatrice et Bénédict, mais c’est à des Français que le festival de Glyndebourne a fait appel pour mettre en scène l’opéra-comique du grand Hector. Et là où Dan Jemmett s’était cassé le nez, avec la distribution largement anglophone et très partiellement convaincante dirigée par John-Eliot Gardiner, Laurent Pelly et ses chanteurs presque exclusivement francophones ont réussi à proposer une version qui tient tout à fait la route, à défaut d’avoir la solidité dramaturgique que Berlioz ne sut pas vraiment conférer à son livret. Comme d’habitude, c’est sa complice Agathe Mélinand qui a été chargée de la réécriture des dialogues, mais en l’occurrence, il s’agirait plutôt de leur réduction à fort peu de choses : alors que la production de la Salle Favart avait laissé le souvenir d’un spectacle inutilement bavard, où les airs surgissaient de temps à autre, cette fois, c’est presque l’extrême inverse, et la musique forme un tissu presque ininterrompu, ce dont on ne se plaindra pas le moins du monde, tant Berlioz s’y montre inspiré.
Eloigné de l’édition 2016 du festival par une hernie discale, le chef Robin Ticciati a mille fois raison d’affirmer dans le programme que l’on entend dans cette partition un peu toutes celles du compositeur. Il passe en particulier dans l’air de Béatrice des échos d’autres héroïnes berlioziennes, y compris les plus tragiques. Toutes les interventions de Héro sont marquées d’une grâce ineffable, son célèbre duo avec Ursule, bien sûr, mais aussi le magnifique trio où Béatrice les rejoint. Si les dialogues ont été jusqu’ici la pierre d’achoppement de cette œuvre, espérons que cette version qui les limite à la portion congrue l’aidera à s’imposer. Comme Dan Jemmett, Laurent Pelly utilise la référence aux marionnettes, pour les fantoches auxquels Berlioz librettiste a réduit les personnages de Shakespeare, mais il ne devient jamais prisonnier d’un système trop contraignant. Les boîtes d’où surgissent les personnages forment l’essentiel du décor mais, sans priver les protagonistes de toute humanité, elles créent un univers résolument irréaliste et donnent une grande souplesse aux changements de lieu, tout comme la palette gris nuage utilisée pour les costumes. Les chanteurs deviennent suffisamment bons comédiens pour que le spectateur s’amuse, et la musique fait le reste.
© Richard Hubert Smith
On l’a dit, Robin Ticciati ne dirige pas à Glyndebourne cette année, mais son remplaçant n’est pas n’importe qui. Même si le nom d’Antonello Manacorda n’est peut-être encore très familier des mélomanes, cela devrait bientôt changer puisque ce jeune chef italien va diriger des opéras de Mozart à Barcelone, Munich, Berlin et Bruxelles au cours de la saison 2016-2017. Cette familiarité lui permet d’éviter toute lourdeur dans sa direction, et d’en mettre en valeur les arachnéennes beautés. La musique de Berlioz se situait à cent coudées au-dessus du tout-venant de l’opéra-comique de son temps, mais il ne faut non plus la couper de l’atmosphère dans laquelle elle respirait : elle doit rester théâtrale, vivante, tout en conservant toute sa distinction. C’est exactement ce à quoi parvient le London Philharmonic Orchestra.
Remarqué l’an dernier dans Saül, Paul Appleby est l’un des rares non-francophones de l’équipe : il parvient à s’exprimer dans un français assez acceptable dans les dialogues parlés (il était quand même difficile de priver entièrement le héros de texte à déclamer) et très correct lorsqu’il chante. Il possède cette voix de ténor haut placée qu’exige Berlioz et qu’ont souvent les artistes anglo-saxons, ce qui lui permet de réussir en particulier son air « Je vais l’aimer ». Comme prévisible, Stéphanie d’Oustrac s’épanouit dans ce rôle qu’elle a abordé à Bruxelles et qui lui permet une fois de plus de manifester toute l’étendue de son talent dès lors qu’on lui confie un personnage comique : après avoir vu de quoi elle était capable en Concepcion de L’Heure espagnole, également dirigée par Laurent Pelly, on pouvait compter sur une incarnation mémorable. Même avec des dialogues réduits à l’essentiel, la mezzo campe d’emblée une héroïne au profil net, et mord à belles dents dans les beautés que lui offre la partition. Initialement prévue dans la distribution, Hélène Guilmette a dû annuler pour raison de santé : elle a été remplacée pour les premières représentations par Sophie Karthäuser et pour les dernières par Anne-Catherine Gillet, déjà Héro à Bruxelles. On ne présente plus la soprano belge, sa diction admirable et son timbre argenté : elle se glisse sans difficulté dans le personnage de poupée fifties que lui réserve la mise en scène, fascinée à la fin du premier acte par la robe de mariée qu’elle revêtira au second. Katarina Bradić complète dignement le trio féminin, avec un français très convenable et un très beau timbre grave, même si la voix n’est pas toujours très sonore. Quand on entend Philippe Sly en Claudio, on regrette que Berlioz n’ait pas trouvé le moyen de confier plus de musique à ce personnage : on patientera jusqu’en janvier pour entendre son Gugliemo à Garnier. Frédéric Caton a encore moins à faire, qu’il s’agisse de parler et de chanter, mais il le fait bien. Quant à Lionel Lhote, rarement Somarone aura été aussi délicieusement suffisant et ridicule : le baryton livre un superbe numéro de Belge caricatural, et ses deux scènes semblent avoir particulièrement inspiré Laurent Pelly. Quelques acteurs complètent avec art la distribution de ce spectacle fort réjouissant, dont on espère qu’il pourra être immortalisé par un DVD, comblant ainsi une lacune du marché.