Durant la composition de Béatrice et Bénédict, Berlioz confie dans une lettre à son fils son état d’esprit « Je ne puis suffire à écrire les morceaux de mon petit opéra, tant il se présentent avec empressement ; chacun veut passer le premier. Quelquefois j’en commence un avant que l’autre soit fini. »1. C’est dire si, loin d’une œuvre de commande consentie par raison, cet ouvrage tardif est né dans une fièvre de création toute juvénile.
Destiné au Théâtre italien, ce projet d’opéra comique d’après Shakespeare, datant de l’époque où Berlioz est prêt à tout pour épouser Harriett Smithson, fut abandonné au profit de Benvenuto Cellini. Une trentaine d’années plus tard, c’est le compositeur de La damnation de Faust et des Troyens, fort de son expérience de librettiste, qui remet sur le métier une idée qui l’avait séduit à l’aube de sa vie musicale. Il en fait un concentré complexe à la fois truculent, sentimental, léger et ironique. Science de l’orchestration, capacité à fondre les instruments et les voix, aptitude à transcender l’extase amoureuse…Tout ce qui fait le génie de Berlioz est présent dans Béatrice et Bénédict. Il faut nonobstant reconnaître que cet opéra peu rigoureux dans sa construction avec ses rythmes contrariés et ses modulations souvent déroutantes n’est pas d’un accès facile. Et, dès l’ouverture, on est plongé dans une atmosphère ambiguë, ni vraiment triste ni franchement gaie
Malgré la réunion d’un chef de grande classe comme Colin Davis à la tête de l’Orchestre national de France, du Chœur de Radio France, et d’une distribution de qualité, cette soirée ne comble pas les attentes. Principale raison de cette déception ? Sans doute le manque de préparation de la plupart des solistes et d’une répétition générale.
À l’exception de la prestation qualifiée de Jean-Philippe Lafont et de celle des domestiques éméchés au début du deuxième acte, les dialogues parlés — lus textes en main — sont débités avec un niveau de diction et de compétence théâtrale entre médiocrité et indigence. Ce qui les rend selon les cas inintelligibles ou sans intérêt.
Certes, le beau son de l’orchestre et les voix expertes des choristes rendent justice aux meilleurs moments de la partition, mais on est loin de la magie et des couleurs de l’enregistrement de Sir Colin Davis de 1962.
Après la danse sicilienne, dans le premier grand air de Héro « Je vais le voir », la soprano Nathalie Manfrino ne parvient ni au climat d’émotion suspendue à un fil du commencement, ni à la bravurà colorature qui suit.
Le duo d’entrée des rôles-titres nous fait basculer dans la comédie. Hélas, la diction de ces deux excellents chanteurs anglophones, lisant leur texte comme ils peuvent, est incompréhensible, et l’absence de surtitre ne nous aide guère. De surcroît, aucun des deux ne nous donne ce soir son meilleur. Joyce di Donato (Béatrice), toujours aussi séduisante de timbre et de solidité technique ne parvient pas — y compris dans son grand air du II — à s’imposer comme la reine de la soirée. Quant à l’élégant ténor Charles Workman (Bénédict), il déçoit, y compris dans le très fameux et fort difficile « Ah ! Je vais l’aimer ! »
Seul moment de vraie grâce berliozienne : le duo entre Héro et Ursule : « Vous soupirez Madame… Nuit paisible et Sereine ». Ce sommet de la partition qui rappelle Les Troyens est gracieusement interprété dans le style adéquat par la mezzo Élodie Méchain (Ursule) — qui, elle, connaît son rôle par cœur ! Sa voix au timbre chaleureux se mêle harmonieusement à celle de la soprano. Serrées côte à côte dans la pénombre, les jeunes femmes respirent d’un même souffle et conduisent superbement leur ligne de chant.
Avec la grande scène du festin où la chanson à boire est chantée par un Jean-Philippe Lafont méphistophélique et bonhomme, le deuxième acte se déroule prestement dans la joie et la légèreté. Après une intervention assez brillante du chœur, l’opéra se termine en comédie par un double mariage, et sur une remarque consensuelle : « Folie, après tout, vaut mieux que sottise ».
Avec de tels atouts sur le plateau — sans oublier Jean-François Lapointe et Nicolas Cavallier qui sont des seconds rôles de luxe — espérons que la deuxième représentation radiodiffusée en direct aura bénéficié de l’expérience de cette première en manque de répétition.
(1) Lettre du 21 novembre 1860, citée par Christian Vasselin dans les notes du programme.