Cyril Teste aborde Fidelio en homme de théâtre, passant du singspiel – du sourire initial au drame et à son dénouement – à la série américaine qui privilégie l’action, quitte à l’amputer de sa richesse psychologique. Au prix de quelques adaptations, bienvenues comme parfois malencontreuses, nous sommes plongés, dès l’ouverture, au cœur du système carcéral américain, déshumanisé, violent, aseptisé. La vidéo, en gros plan, nous présente, sans les nommer, Florestan subissant les violences de ses gardiens (1), puis Leonore se muant en Fidelio, anticipant le drame. Force est de souligner l’intelligence de cette vidéo, virtuose, inventive, parfois redondante (2) et invasive, distrayant l’attention portée à la musique. Au prix de quelques transformations, un cadre unique prévaudra durant les deux actes. La mise en scène, sans réelles surprises, use de tous les moyens, quasi codifiés, empruntés au cinéma et aux séries. Quelques panneaux mobiles, alignés ou séparés, structurent l’espace et servent de support aux projections : gros plans des visages et des corps tourmentés, pavés d’écrans de caméras de vidéosurveillance etc. Les portes des cellules s’alignent de chaque côté, l’espace central sera celui des déambulations parmi lesquelles les protagonistes se retrouveront.
© Mirco Magliocca
La mise en scène fait le choix de l’horizontalité, alors que le monde de Beethoven s’articule des profondeurs du cachot à la lumière. A ce propos, l’intensité des éclairages, des écrans, nous prive de l’opposition de l’obscurité à la clarté céleste. Cet univers carcéral est toujours froid, même lorsque les prisonniers sont censés trouver l’éclat du jour, ou au dénouement. L’oppression y est constante et l’étonnant ajout d’enfants n’humanise pas pour autant l’heureuse fin. Pas d’entracte pour maintenir la tension dramatique. C’est au nom de cette tension que les textes parlés ont été largement amputés, parfois déformés, ou adaptés au contexte (3) : La vivacité, le rythme d’une série américaine, à laquelle renvoie la vidéo, qui amplifie de façon hyperréaliste la violence et les sévices de Florestan, y compris son exécution par injection létale.
Point de routine : Le chef, Adrien Perruchon, comme l’orchestre abordent l’ouvrage pour la première fois. L’ouverture, ample, pathétique, fougueuse, est bien en place. La marche marquant l’entrée de Pizarro, vivace, prend ici un tour guilleret. Si on note quelques décalages internes et imprécisions, ils n’altèrent pas la vision que porte la direction, attentive aux voix. Il faudra attendre l’introduction de l’air de Marzelline (O wär ich schon mit dir vereint) pour que les cordes trouvent la plénitude attendue et que l’équilibre entre la fosse et le plateau se réalise.
Le chœur, où les hommes sont évidemment les plus engagés, se montre exemplaire. Attendu, celui des prisonniers fait toujours son effet. Le tableau final (3) leur réserve le meilleur : les femmes des détenus, les rejoignent depuis la salle, pour s’aligner devant la herse grillagée qui les en sépare et disparait enfin. Chacun renonce à sa condition, dont l’uniforme était la marque, pour une union fraternelle. Mais l’émotion n’est pas au rendez-vous.
L’ouvrage, bien davantage que ses contemporains ou modèles, exige des voix amples et souples, longues, d’une large tessiture. Totalement renouvelée par rapport aux représentations de l’Opéra Comique et de Nice, la distribution, sans faille, est exemplaire, de Leonore aux rôles épisodiques. D’autre part, le Singspiel exige une élocution allemande et un jeu dramatique affirmés pour assurer les nombreux dialogues parlés. Même si l’aisance n’est pas également partagée par les chanteurs, la crédibilité de leurs personnages n’en souffre pas.
La soprano irlandaise Sinead Campbell Wallace, familière de l’emploi, nous vaut une Leonore rare, sans doute à marquer le rôle, tant son chant et son jeu sont exceptionnels de vérité, de naturel. Le timbre, les couleurs, les solides graves, l’agilité comme la longueur de voix, tout est là, l’émotion constante. Son grand air du premier acte est bouleversant. L’autre rôle confié à une voix de femme, celui de Marzelline, est trop souvent réduit à celui d’une soubrette. C’est une prise de rôle pour Martina Russomanno, jeune cantatrice, issue de l’Académie de l’Opéra national de Paris, et déjà remarquée pour la qualité de ses interprétations (4). Svelte, fraîche, sensible, ses moyens vocaux et dramatiques exceptionnels lui permettent de camper un personnage attachant, palpitant. Nous tenons là une voix plus que prometteuse. Rocco est confié à Mischa Schelomianski, basse de luxe que les maisons d’opéra s’arrachent. On se souvient, entre autres, de ses incarnations de Sparafucile (à Metz), puis de Polkan (le Coq d’or, revisité par Koskie à Lyon). Sa composition est magistrale : un large médium, des graves solides, sans ostentation, pour un Rocco pétri d’humanité, dont il faudrait citer toutes les interventions.
Maximilian Schmitt après la 2e de Mahler donnée ici même il y a un an, revêt ce soir les habits de Florestan. Il l’avait enregistré (dans sa première version) avec René Jacobs. Les aigus en voix de tête, d’une extrême douceur, s’accordent bien au misérable prisonnier. Son unique récitatif et air, qui ouvre le II, de sa prière initiale à l’état second, allègre, est d’une grande beauté. Le Pizarro d’ Aleksei Isaev, dont le répertoire se partage entre Verdi et l’opéra russe, est brut, brutal. Il a le mordant, la projection, la santé vocale qui lui permettent d’animer ce personnage maléfique. Autre basse, au caractère radicalement opposé, Fernando est Edwin Crossley Mercer, apprécié depuis son Don Giovanni ici même il y a dix ans. La voix est claire, noble et stylée. Le pauvre Jaquino est Léo Vermot Desroches, le Bisontin – familier de Dijon – qui conduit une belle carrière. Pauvre à double titre, puisque Marzelline s’en détourne, mais aussi et surtout car le rôle est ici tronqué par la mise en scène. Son duo, frémissant, où Marzelline l’éconduit confirme ses talents mozartiens. Pas moins de sept ensembles émaillent l’ouvrage. Dès le quatuor en canon (Mir ist so wunderbar), la cause est entendue : la complicité entre les chanteurs est totale. Du premier duo à l’ample finale avec chœur, c’est vocalement un constant régal.
Une production luxueuse, intelligente et froide, dont la beauté visuelle est rare, où la musique semble captive de l’enfermement carcéral.
(1) Alors que le livret ne le fait apparaître scéniquement qu'au second acte. Il nous y est présenté comme tenu au secret, à l'insu des autres prisonniers et des gardiens, Rocco étant seul chargé de le surveiller et de le nourrir. (2) Ainsi, lorsque Florestan, dans son air qui ouvre le II, évoque la figure angélique de Leonore, était-il besoin que la vidéo nous en projette le regard ? Lorsque Fidelio, supposée descendre au cachot, ne parvient pas à en distinguer les traits, pourquoi l’exposer à la lumière la plus vive ? De multiples invraisemblances auraient pu être évitées. (3) Ainsi, avant son duo avec Rocco, Pizarro,cherchant à l'amadouer, lui propose-t-il « Whisky ? Vodla ? Champagne? ». Plus question de cachot, de fosse ou de citerne, bien sûr. La scène 7 du premier acte, où le malheureux Jaquino est éconduit par Marzelline disparaît, la suivante est réduite au strict minimum. Les coupures nous privent largement de ce qui enrichit la psychologie des personnages et façonne leurs relations. La main était lourde. (4) Le chœur de la version finale combinait celui des prisonniers à celui du peuple. Ici, le choix a été de lui substituer le quintette avec chœur de Leonore. (5) Eudoxie, de La Juive à Turin ; Drusilla, du Couronnement de Poppée ; à 14 ans, elle était déjà la vedette de la série In Tour diffusée par Disney Channel…