Jean Michel Pennetier a rendu compte dans ces colonnes du concert donné voici quelques jours au Gran Teatro Del Liceu de Barcelone, et en a souligné les caractéristiques inédites, dont le but est de rendre intelligible aux personnes sourdes et malentendantes l’hymne à l’humanité et à la liberté que constitue Fidelio. Les mêmes artistes de ce concert se retrouvent sur la scène de la Philharmonie de Paris, avant Londres dans quelques jours. Dans sa note d’intention, Alberto Arvelo tient à rappeler que le message que porte le chef-d’œuvre beethovénien est aussi celui de l’inclusivité et que le compositeur l’a écrit alors que lui-même allait très vite perdre à peu près totalement l’audition. La conception du spectacle, créé à Los Angeles en 2022, consiste donc à « faire comprendre et ressentir Beethoven sous un jour nouveau ».
Sur le plateau en demi-cercle, nous retrouvons donc les duos décrits par notre confrère : chaque protagoniste a son double et l’on s’habitue très vite à ces « incarnations parallèles ». Sans revenir sur ce que Jean Michel Pennetier a déjà très bien décrit, il faut néanmoins relever la grande poésie visuelle qu’induisent les mouvements incessants de la langue des signes, en particulier lorsque se trouvent sur la scène ou à l’arrière-scène les chœurs du Liceu et du Palais de la musique catalane et le Coro de manos blancas. Ce dernier fait partie du fameux programme d’inclusion sociale El Sistema d’où provient Gustavo Dudamel lui-même, avec un chœur d’enfants et de jeunes adultes dont plusieurs présentent des troubles cognitifs ou des difficultés motrices et d’apprentissage, ainsi qu’un chœur gestuel, avec des enfants et adolescents malentendants. Au fond de l’orchestre auquel elle tourne le dos, leur cheffe, María Inmaculada Velásquez Echeverria, les dirige avec une grande grâce. Les récitatifs, exclusivement interprétés en langue des signes, sont interprétés dans un silence saisissant qui capte l’attention. Les acteurs qui interprètent les doubles des chanteurs (ou l’inverse) sont tous extrêmement investis et se taillent tous le premier rôle, avec une mention spéciale pour le Rocco pétri d’humanité de Hector Reynoso.
Les chanteurs sont également tous identiques à ceux entendus à Barcelone. Dans le rôle titre, Tamara Wilson est surtout à l’aise dans le registre aigu, sans pour autant être aussi en retrait qu’elle semblait l’être à Barcelone. L’acoustique de la Philharmonie l’y a peut-être aidée. La Marzelline de Gabriella Reyes impressionne davantage, avec une voix rayonnante et d’une grande plénitude. Ce sont bien les deux sopranos qui s’illustrent le mieux ce soir, avec des doubles (Amelia Hensley et Sophia Morales) touchantes.
Car le Florestan d’Andrew Staples, à la voix certes très sûre et bien projetée, fait à peu près tout tutta forza, y compris le début du fameux Gott qui ouvre l’air « Gott ! Welch Dunkel hier ! », pris très haut et qui lui demande d’emblée un effort dans le crescendo qui le fait trembler tout entier sans obtenir l’effet d’outre-tombe que d’autres ténors ont su donner à cette redoutable introduction. Son double, Daniel Durant, se fait quant à lui presque discret. Comme indiqué plus haut, Hector Reynoso fait oublier son double James Rutherford, qui pourtant ne démérite pas, mais qui reste en retrait. On a même l’impression que c’est l’acteur qui chante ! Le Pizarro de Shenyang, bien chantant, plutôt noble et trop gentil, n’a pas la noirceur du personnage et son double, Giovanni Maucere, la surjoue quant à lui un peu trop, comme à Barcelone. En Jaquino, le ténor léger David Portillo tire joliment son épingle du (court) jeu, de même que son très expressif double, Otis Jones. Patrick Blackwell est un Don Fernando noble mais à la voix un peu fatiguée, tandis que son double Mervin Primeaux-O’Bryant, au port altier, ressemble à ces danseurs qui interprètent les seigneurs des ballets de Tchaïkovski ou d’Adam.
Les ensembles sont au demeurant très homogènes, très bien articulés, en particulier le quatuor « Mir ist so wunderbar ».
Les chœurs, impressionnants, sont absolument remarquables.
A la tête d’un orchestre aux accents « historiquement informés », Gustavo Dudamel, qui entre et salue sobrement, se fait presque oublier par une direction délicate et nuancée, mais aussi très nerveuse, dès l’ouverture. Les vents sont particulièrement mis en relief, avec des cors somptueux dans l’introduction du second acte par exemple. Sur de petites timbales de type baroque, le timbalier Joseph Pereira s’en donne à cœur joie. Tous nous réservent un finale étourdissant et même ébouriffant qui soulève la salle d’enthousiasme dans un tonnerre d’acclamations et d’applaudissements, dont beaucoup dans la langue des signes, ce merveilleux geste qui est comme un sourire avec les mains, qu’on agite tournées vers le ciel et par lequel tous les artistes se congratulent avec effusion. Un beau moment de fraternité.