Quitte à se prendre une volée de bois vert pour faute de goût, osons assumer : cette production devant laquelle beaucoup ont préféré fermer les yeux pour mieux écouter la musique, effarés par tant de laideur, eh bien, cette mise en scène, on a envie de la défendre. Les goûts et les couleurs, c’est bien connu… Mais la question n’est pas là. Ne voit-on pas sur scène ce qui constitue notre monde et le produit de nos créations ? N’y reconnaît-on pas nos codes culturels, certes populaires, mais si présents ? D’abord perplexes face aux choix de décors, de costumes et de gestuelles, c’est un mélange de curiosité, puis d’intérêt et enfin de complicité qui nous a accompagnée tout au long de l’œuvre. Et ce spectacle est une splendeur, car merveilleusement chanté de bout en bout, avec un chef et son orchestre au service de la beauté bellinienne sans que rien ne puisse en contrarier l’écoute et la jouissance.
Pour ceux à qui l’univers visuel de cette production a blessé le sens du beau, il est loisible de passer immédiatement au paragraphe suivant, où il est question des voix et de la musique… Mais saluons la vision de Pınar Karabulut, jeune allemande d’origine turque nouvelle venue dans l’univers de l’opéra (elle a mis en scène Il Trittico à Berlin l’année passée), cependant déjà remarquée dans le monde du théâtre. Sur un plateau quasiment vide où un noyau central, sorte de bouton pressoir, qui n’est pas sans rappeler certains plateaux de jeux télévisés, concentre toute la lumière, des anneaux successifs évoquent la piste du cirque, dans une stylisation tout en plastique. Les chevaux de théâtre en matériaux peu naturels au court chanfrein de pur sangs arabes et aux queues et crinières pomponnées comme des accessoires de Ken et Barbie, sont autant de rappels du monde de l’enfance ou des films adaptés de Karl May (dont les héros plaisaient tant à Fritz Lang) ; ils ne dépareraient pas dans les meilleurs westerns spaghettis. Le rideau de scène et les feux de la rampe sont matérialisés par un seul serpentin en forme de néon aux couleurs vives, dans un Far West façon Las Vegas à l’économie. Un chardon tient lieu d’arbre et l’on voit rouler un tumbleweed, cette fameuse herbe qui tourne dans le désert sans laquelle un western digne de ce nom ne peut se concevoir. Les références visuelles sont donc liées au cinéma et au cirque, majoritairement. La couleur, toujours vive, ne donne jamais dans la nuance. Bleu roi des Capulet guelfes et rouge vif des Montaigu gibelins, tout est ici violemment contrasté et propose une lecture évidente. Frère Laurent porte sur son vêtement d’arlequin une robe de bure qui ressemble aux fameux cache-poussières des spaghettis de Sergio Leone. Les déambulations des uns et des autres rappellent certains nanars, de Flash Gordon à d’improbables films de science-fiction. On peine à retrouver les références précises de l’étrange presse-agrumes apparenté à une improbable soucoupe volante qui vient se clipper (ou pas) sur la piste de cirque tout en caoutchouc. Les membres des deux factions sont accoutrés comme les Dalton qui se seraient perdus sur le plateau de Zorro flanqué du sergent Garcia. Et pourtant, tout cela finit par faire sens. De cette querelle absurde et ancestrale entre familles, factions ou autres partis politiques passés, présents ou futurs, n’assiste-t-on pas à l’absurde et au grotesque de ce qui constitue le genre humain ? De ce ridicule aberrant et dément naissent ainsi une musique et une ligne mélodique d’autant plus sublimes. Pınar Karabulut sait organiser une foule sur un plateau, même si l’on aurait aimé qu’elle soigne davantage les chorégraphies et les mouvements des solistes. Étrangement, on pense à Alexander Kluge (maître du nouveau cinéma allemand) et à son film Les Artistes sous les chapiteaux : perplexes. La principale intéressée, quand on lui pose la question, répond qu’elle n’a pas songé précisément à cette œuvre mais connaît évidemment l’artiste et paraît flattée qu’on ait pu voir une telle référence. En revanche, elle confirme avoir voulu ne pas chercher à faire passer la mezzo interprétant Roméo pour un homme. Il en résulte pour l’héroïne une apparence très séduisante, entre Errol Flynn et Marlene Dietrich pour les codes vestimentaires, dans un masculin/féminin très érotique. Les partisans de Roméo sont incarnés par des femmes, au costume légèrement plus cintré que ceux de leurs ennemis, dans une guerre des sexes en effet miroir d’un bel effet. Chacun se fera son opinion pour l’ensemble du spectacle, mais les choix de l’équipe technique nous paraissent très pertinents et intellectuellement stimulants.
Il est toujours inquiétant de voir apparaître le directeur d’un théâtre, en l’occurrence ici Matthieu Dussouillez, avant que le spectacle ne commence. L’annonce concerne l’interprète de Juliette, Yaritza Véliz, qui a tenu à faire savoir qu’elle n’était pas au mieux de sa forme et qu’elle faisait appel à la compréhension du public. N’ayant jamais entendu par le passé la soprano chilienne, difficile de se faire une idée de ce que l’on a pu rater aujourd’hui, car la performance est bluffante. La jeune femme paraît tout à fait à son aise tout au long de la partition, tout en agilité et en subtilités, voix charnue un rien masculine pour un personnage au caractère bien trempé se métamorphosant en ingénue aux aigus cristallins, dans un bel canto expressif et virtuose. Quand elle chante sur le plateau suspendu par des filins, comme en cage, au bord de la structure en mouvement, on a beau savoir qu’elle est maintenue par un harnais, on souffre pour elle. Et pourtant, l’exercice périlleux ne semble la déranger en rien, la voix étant plus assurée que jamais. On envie toutefois les chanceux qui entendront cette fabuleuse interprète au meilleur de ses possibilités. Si le Roméo de la mezzo québécoise Julie Boulianne manque parfois de puissance sonore dans sa première scène, la voix s’affermit rapidement et déploie des trésors de volupté et un legato superbe qui culmine dans la scène du tombeau. Le ténor costaricain David Astorga confère à Tebaldo, rival malheureux, une dignité et une profondeur intenses grâce aux atouts d’une voix bien caractérisée en adéquation avec un rôle peu développé qui prend ici beaucoup de relief. Le baryton américain Donnie Ray Albert convainc en Capellio, père engoncé dans ses certitudes et fermé à tout compromis, avec autorité. On regrette que le rôle de Lorenzo soit si peu développé, car le baryton espagnol Manuel Fuentes fascine par un charisme dont on aurait aimé se délecter plus à loisir. Cela dit, le quintette a été un moment privilégié, tant l’adéquation de ces cinq voix s’est avérée d’une beauté rare, dans un accord parfait, pour un moment de grâce exquis.
Si les chœurs s’expriment le plus souvent en faisant fi de l’articulation, on oublie vite les défauts de prononciation car les fameuses pulsations belliniennes accompagnent les solistes en cœur qui bat avec ardeur et constance. Le chef espagnol Ramón Tebar dit dans sa note d’intention publiée dans le programme tout le bien qu’il pense de l’écriture musicale de Bellini, du soin extrême porté aux récitatifs (magnifiquement mis en valeur ici par les chanteurs) et de la grande expressivité de sa musique. Il réussit à obtenir de l’orchestre Opéra national de Lorraine les tensions, les couleurs dramatiques et les merveilleux silences si importants (et éloquents) chez l’auteur de Catane. On aurait aimé un son un peu moins compact, mais c’est là pinailler, d’autant que les soli instrumentaux ont magistralement mis en valeur une magnifique palette d’émotions. Les amoureux de Bellini sont ici comblés…