Depuis des années, en Gaule, Norma vit dans la dissimulation. Elle ment à ses proches, qui l’entourent du respect dû à celle qui est l’oracle du monde divin. Elle leur dit que le Dieu de la Guerre s’oppose à leurs projets de révolte contre les Romains qui occupent le territoire, que ce n’est pas encore le moment, et elle peut continuer à vivre sa liaison secrète avec le chef de la garnison ennemie, dont elle a eu deux enfants. Quand l’œuvre commence, elle s’inquiète : il s’éloigne, elle le sent. Quand ses craintes seront confirmées, éperonnée par la jalousie et le ressentiment elle affirmera que les Dieux sont enfin favorables à l’entreprise guerrière. Mais incapable de tuer l’infidèle que les Gaulois ont capturé, elle fera l’aveu public de sa faute et affrontera la mort aux côtés de son amant, que cette conduite héroïque a à nouveau subjugué.
Ce résumé pour qu’il soit bien clair que Norma n’est pas une faible femme : pour avoir mené à bien si longtemps cette double vie, elle doit avoir les nerfs solides ! Mais que son homme se détache d’elle, et la voilà fragilisée par l’émotion. Il faudrait peu de chose, lorsque Norma recueille l’aveu de la jeune fille que son partenaire courtise et envisage d’emmener à Rome où il est rappelé, pour que la situation tourne au vaudeville. Pourquoi l’idée ne nous effleure-t-elle pas ? Parce que la musique de Bellini ne nous le permet pas, parce qu’elle nous enlace, nous étreint, et nous captive dans le déployé des cantilènes et l’harmonie des unissons. D’où la question : Anne Delbée aime-t-elle cette musique ? On peut légitimement se le demander, quand elle impose à l’œuvre la présence d’un personnage qui n’y figure pas, et lui confie la déclamation d’obscurités boursouflées, y compris parfois sur la musique. A quoi rime ce « Grand Cerf » que la metteuse en scène justifie parce qu’il est mentionné dans la mythologie celte ? Quel éclairage nouveau et précis apporte-t-il au drame de Norma ? Valentin Fruitier s’acquitte scrupuleusement, on le suppose, de ce qui lui a été demandé, mais sa prestance et sa souplesse renforcent paradoxalement l’impression de vide de l’approche d’Anne Delbée, et ce n’est pas le traitement des masses, peu animées, peu expressives, qui la corrigera.
© Christian Dresse
Les décors ne sont pas plus convaincants, ni séduisants ni pertinents ; la construction en miroir des actes, le premier du dehors au-dedans – de l’espace public de la forêt à l’espace privé du refuge de Norma – et le second à l’inverse, constitue pourtant un guide. Il est beaucoup demandé à l’imagination du spectateur pour voir une forêt dans un alignement de pendrillons, pour voir dans la dalle qui évoque pour nous une immense pierre tombale un autel, et confondre les bois de cerf dont Norma est couronnée avec la verveine consacrée, et retrouver la même surface dans l’espace censé être celui de l’intimité. Quant aux costumes, ceux des Gaulois ne sont guère seyants, et le manteau doré de Norma est un rien bling bling.
Heureusement il était permis de fermer les yeux. C’est ainsi que le malaise qui a contraint Michele Spotti à abandonner la fosse pendant le final du premier acte est passé inaperçu, parce qu’il a été aussitôt remplacé par son assistant, Federico Tibone, et aucun hiatus n’était perceptible. Le retour du directeur musical au pupitre après l’entracte a été salué bruyamment par l’orchestre, qui s’était montré jusque là impeccablement réactif et a continué avec une admirable introduction à l’acte II. De sa main gauche si précise le chef indique toutes les attaques et toutes les nuances au plateau tandis qu’il suscite et modèle pour les musiciens vigueur, tensions ou langueurs de l’autre, confirmant une fois encore le bien-fondé de sa belle réputation.
La Clotilde de Laurence Janot est-elle celle conçue à l’origine ? Cette interprète tâche toujours d’enrichir les emplois même les plus secondaires ; son apparition en garde du corps armé fait peut-être partie de ses trouvailles. Le rôle ne gâte pas la chanteuse, pas plus que celui de Flavio ne permet à Marc Larcher de chanter vraiment, mais il veille lui aussi à ne rien gaspiller de sa présence en scène.
Le père de Norma, l’aveugle Oroveso, trouve en Patrick Bolleire la stature et la pâte vocale nécessaires pour camper le personnage, dont la position d’autorité a été bafouée si longtemps par sa propre fille. Il sait en faire percevoir l’impuissance du chef, soumis aux intentions divines, et la frustration de l’homme humilié quand il découvre le crime de sa fille, sans empois et sans lourdeur. Ses échanges avec le chœur montrent ce dernier sous un jour très flatteur.
© Christian Dresse
Rossinienne émérite, Salomé Jicia a dans la voix et la souplesse et l’étendue nécessaires pour exprimer les élans et les craintes de la jeune fille amoureuse, et elle sait introduire dans son jeu scénique la déception et le rejet nés de sa découverte de la conduite de Pollione. Ce dernier est incarné par Enea Scala, dont le fan club marseillais salue chaque intervention avec un enthousiasme qu’on ne partage pas forcément, parce que faire montre de la générosité de l’émission semble l’emporter systématiquement au détriment de la recherche stylistique. C’est d’autant plus dommage que le comportement théâtral est plutôt d’une sobriété de bon aloi.
Dans le rôle-titre, après son Adalgisa à Toulouse, où le spectacle a été créé, Karine Deshayes redevient la druidesse qu’elle avait incarnée en concert à Aix et sur scène à Strasbourg. Attendions-nous trop ? La santé vocale superbe que nous lui avions connue à Pesaro annonçait les grandes joies dont Christophe Rizoud s’était fait l’écho à Strasbourg. Mais la santé fluctue, et la voix trahit toutes ses variations. Karine Deshayes était probablement fatiguée, et son visage à la fin de la représentation semblait laisser filtrer une insatisfaction. Pourtant son interprétation aurait probablement comblé une consœur à la technique belcantiste moins affutée. Mais quelque appui un peu forcé, quelque note trop lancée, quelque son plus ouvert, autant de micro-signes que la maîtrise de l’émission n’était pas aussi exceptionnelle qu’espéré. C’est peut-être pourquoi le personnage était un peu en retrait, sans le contraste nécessaire pour le spectateur de l’assurance apparente et de la fragilité induite par la crainte liée à l’éloignement affectif de Pollione. Reste une interprétation digne non seulement de respect mais d’admiration. Le public le lui a bien prouvé !
Une dernière remarque : nous avons cru, en approchant du théâtre, à une manifestation qui en bloquait l’accès. En fait, l’affluence était telle qu’une muraille humaine s’étendait depuis la rue jusqu’aux marches de l’entrée…