Lorsque George Benjamin entre sur la scène de la Philharmonie de Paris pour se diriger vers son pupitre, on se prend à penser que cet homme-là possède un je-ne-sais quoi d’irrésistiblement tendre et de sympathique. Comment imaginer alors que sous une apparence aussi amène, une âme soit capable d’enfanter une musique d’une telle noirceur ? Quelques années après sa création au Royal Opera House en mai 2018 à laquelle nous avions assisté, Lessons in Love and Violence nous étouffe encore. Lentement, progressivement, sûrement.
Elles nous étouffent d’abord par leur dramaturgie. Inspirée du très shakespearien Édouard II de Christopher Marlowe, l’histoire raconte le crépuscule d’un roi sans nom qui a décidé de tout sacrifier par amour, à la recherche du divertissement, quand il faudrait s’attacher à ses obligations politiques. Malgré le complot ourdi contre lui par son épouse Isabel et son conseiller militaire Gaveston devenus amants, la force et la finesse du livret de Martin Crimp est de nous montrer que cette fin de règne est avant tout une entreprise autodestructrice de la part de ce roi, dont le désir sans doute inconscient est d’entraîner le monde dans sa chute. La dimension a posteriori psychanalytique du livret – dont le titre est annonciateur – réside dans un érotisme classiquement associé à la pulsion de mort : « How would you kill me? » demande le Roi à son amant dans un long baiser ardent… Bienvenue chez les fous. Et cette folie se manifeste d’ailleurs dès les premières lignes du livret par une violence disproportionnée, en particulier dans ce « Don’t bore me with the price of bread! » asséné dans une longue note tenue, glaçante, ou encore lorsque le Roi répète tel une machine détraquée : « King! I am king! I am I am king! ». Cette obsession de la répétition trahit la tentative de combler un vide, de donner corps à une réalité qui n’existe pas dans un but d’appropriation. Les prémices de la fin sont donc là, dès le départ, et l’on comprend que ce n’est plus qu’une question de temps. Peu à peu, l’étau se resserre autour de ce Roi qui se retrouve bientôt dans l’impuissance d’agir. C’est peut-être lui l’« homme creux » dont parlait T.S. Eliot.
Ces « leçons » nous étouffent aussi par la musique. D’une extrême intensité, celle-ci avance lentement, comme un élastique que l’on étire sans qu’il cède jamais. Les rares envolées lyriques et les notes tenues côtoient un quasi parlando, haché, heurté, parfois même aboyé. On a parfois même l’impression d’entendre le langage dépouillé d’un chant grégorien. Pas de bavardages, juste l’essentiel. Pourtant, les contrastes sont rares, et la tonalité, la texture harmonique quasi identiques de bout en bout ne sont pas loin de provoquer en nous une certaine lassitude. Les scènes de chiromancie apparaissent alors comme de purs moments de respiration et de sensualité salutaires où chante l’Orient, avec cet emploi inaccoutumé du zarb, d’origine perse, du tumba et du cymbalum, lui-même de sonorité très proche avec le santour perse.
La clarté du chant de James Way et son physique juvénile donnent un crédit certain au personnage du Garçon et futur Jeune Roi, le jeune ténor maîtrisant parfaitement le passage en voix mixte exigé par endroits. Sa mère, Isabel, est remarquablement interprétée par l’élégante Georgia Jarman dont il faut saluer les talents d’actrice, l’agilité vocale et l’aisance déconcertante dans les aigus et les suraigus sans sacrifier à la projection. Mortimer, son amant, conseiller du Roi, est honorablement interprété par un Toby Spence au timbre de voix métallique, qui revêt l’autorité et la duplicité que l’on attend du rôle. Son rival, Gaveston, trouve en Gyula Orendt beaucoup de caractère, d’expressivité et de charisme. Créateur du rôle, le baryton a gagné en subtilité dans un jeu où la manipulation affleure avec beaucoup de vraisemblance. Quant à Stéphane Degout, il campe un Roi toujours aussi impressionnant, qui laisse entrevoir sous son apparente assurance la faille profonde qui causera son renoncement et sa mort enfin. Les trois seconds rôles, qui n’en demeurent pas moins exigeants vocalement, demeurent très convaincants : saluons l’engagement d’Andri Björn Róbertsson dans le rôle difficile du Fou, la richesse du timbre d’ Emilie Renard ainsi que l’agilité vocale d’une voix bien placée chez Hannah Sawle.
L’Orchestre de Paris interprète magistralement la partition de George Benjamin qui continue de diriger son propre opéra, maintenant l’auditoire dans cet état de suffocante tension dans le déploiement des sons et les étincelles dramatiques. On pourrait cependant regretter qu’un(e) autre chef(fe) ne dirige cette œuvre pour nous donner à l’entendre sous un jour nouveau. Quant à la mise en espace de Dan Ayling, elle a plus que largement emprunté au travail de Katie Mitchell et de Joseph Alford sur la création en 2018, en particulier la direction d’acteurs, ce qui rend difficile un quelconque jugement sur la singularité ou l’inventivité du travail de ce jeune metteur en scène. Les accessoires demeurent par ailleurs assez frustes, et il est dommage qu’aucun soin n’ait été apporté sur le choix des costumes des chanteurs qui apparaissent dépareillés, ce qui peut surprendre pour un opéra mis en espace. Mais ces quelques fausses notes ne nous feront pas perdre de vue l’essentiel, à savoir la nécessité d’une œuvre telle que Lessons in Love and Violence, dont la force universelle continue d’éclairer notre monde, sa beauté, ses ténèbres.