On ne peut que se réjouir de voir enfin une œuvre de George Benjamin à l’Opéra national du Rhin et s’enorgueillir de ce que l’opéra en question soit précisément une commande de l’institution alsacienne, en co-commande avec d’autres maisons de premier plan (le Festival d’Aix, Covent Garden, l’Opéra-Comique, Luxembourg, Cologne et le San Carlo de Naples, dans une réjouissante coopération européenne…). Le compositeur britannique est l’un des plus importants de ce siècle (on pense notamment à son sublime Written on Skin) et son travail pour l’opéra ne peut être dissocié de celui de son librettiste, Martin Crimp. La création mondiale de notre œuvre a eu lieu en juillet 2023 à Aix et nous retrouvons ici la même équipe, à quelques différences près, les deux rôles principaux féminins ayant changé.
L’histoire racontée dans Picture a Day like this est inspirée de plusieurs récits qu’on peut lire dans le programme édité par la maison strasbourgeoise (on ne se lasse pas de dire du bien de ces catalogues au format poche, passionnants et instructifs de bout en bout). Les grands lecteurs que sont George Benjamin et Martin Crimp se sont donc inspirés de légendes et histoires dont la réflexion et la quête du bonheur sont au centre de thématiques où l’on lorgne également du côté du conte de fées ou du récit initiatique, le tout adapté à notre monde contemporain. Une Femme vient de perdre son enfant et la douleur est incommensurable. On lui propose de partir à la quête d’une personne véritablement heureuse et de se procurer un bouton de sa manche, afin qu’un miracle puisse se produire et l’enfant éventuellement revenir à la vie. En sept scènes, la Femme rencontrera diverses personnes dont le bonheur n’est qu’apparent (deux Amants, une Compositrice et son Assistant, un Artisan et un Collectionneur) avant de croiser Zabelle, sorte de miroir inversé de la Femme, qui l’aidera (peut-être ?) à vivre son deuil ou à exercer le miracle, bouton en main, dans une fin cependant très ouverte. Il faut saluer le texte précis, subtil et infiniment riche de possibles de Martin Crimp, jusque dans son titre, Picture a Day like this (imaginez, figurez ou encore dépeignez un jour comme celui-ci). Chaque mot, chaque phrase de cet opéra dense et court (un peu plus d’une heure à peine) font sens et s’instillent dans l’imaginaire de l’auditeur, soulignés avec virtuosité et savoir-faire par le compositeur, dont chaque note accompagne la parole chantée en parfaite harmonie (ou intéressantes dissonances). Texte, chant et musique s’équilibrent ainsi à la perfection, plongeant le public dans les affres vécues par cette Femme refusant l’inéluctable, acharnée dans sa quête qui résonne pertinemment à nos oreilles. Si l’effectif de l’orchestre est réduit à 22 musiciens, la richesse sonore produite par les instruments nous introduit de plain-pied dans la détresse et les tourments de la malheureuse, mais aussi dans l’évolution du personnage.
Le quatrième opus du tandem Benjamin/Crimp est donc un opéra compact, complexe et touffu. Ce nouveau chef-d’œuvre est mis en scène par le scénographe Daniel Jeanneteau et la créatrice lumière Marie-Christine Soma. Tous deux proposent un dispositif sobre, sorte de maison de poupée à une seule pièce, mais vide, où les protagonistes évoluent devant des surfaces diversement réfléchissantes dans une pénombre délibérée, sculptée par la lumière de celle qui a croisé Henri Alekan, le grand chef-opérateur de La Belle et la Bête. Certes, cette neutre simplicité, que les concepteurs comparent eux-mêmes à une morgue, un ascenseur ou une réserve de musée qui est en fait un espace mental, permet au spectateur de s’immerger totalement dans cet univers. On pourra regretter de ne pas avoir droit à des représentations mentales plus évocatrices en lieu et place de cet univers très abstrait. Les amateurs et connaisseurs de musique contemporaine y trouveront largement leur compte, mais il n’est pas sûr que les néophytes puissent facilement s’y adapter. Cela dit, la rencontre finale avec Zabelle offre la vision stylisée d’un jardin paradisiaque et l’on a fait appel à l’artiste Hicham Berrada et ses aquariums. Le résultat est fascinant : des éléments colorés chutent dans un liquide et se transforment en lianes ou circonvolutions fantastiques, fleurs vénéneuses ou bourgeons zoomorphes. Ce que le spectateur ne sait pas, c’est qu’il s’agit de substances toxiques qui produisent cet effet, dans l’idée de montrer une image vaine et fausse, pour un jardin certes extraordinaire dans lequel il n’est cependant pas possible de vivre. Ce travail plastique, agrandi et projeté sur scène, est admirable et éclaire d’un jour très particulier ce qui précède.
Le plateau vocal est de haut vol. Ema Nikolovska hérite d’un rôle écrasant, avec la Femme, rôle dont elle se tire avec les honneurs. Le compositeur a tressé une partition où l’orchestre la sert et met en valeur une voix pleine et équilibrée, où la moindre nuance déclenche un élan d’empathie : âpres regrets, désespoir absolu jusqu’à l’effacement ou au moins une blancheur de timbre, espoir ou détermination, la mezzo-soprano inspire le respect. En regard, Nikola Hillebrand est une superbe Zabelle, incarnation réelle ou fantasmée d’une autre mère dont on soupçonne qu’elle a connu le pire. La soprano allemande rayonne, mystérieuse et séduisante, tant dans le timbre radieux que dans l’aspect. Le contre-ténor Cameron Shahbazi déploie les différentes facettes de son talent dans ses deux dôles d’Amant et d’Assistant avec une très grande maîtrise. La soprano norvégienne Beate Mordal tire elle aussi son épingle du jeu dans deux rôles contrastés, ceux de l’Amante et de la Compositrice, d’où ressortent les qualités de projection et le sens de la caractérisation. Enfin, le baryton américain John Brancy s’impose en Artisan puis Collectionneur, avec une puissance qui impose le respect, mais d’où sourd le désespoir et l’amertume de ses deux personnages incarnés avec conviction et brio.
Au service de l’écriture de Benjamin qu’il connaît très bien, le chef Alphonse Cemin réussit à magnifier les savantes alchimies de l’œuvre de Benjamin avec la complicité du Philharmonique de Strasbourg. À la fin du beau texte de Martin Crimp, on trouve les mots suivants : « cette page est arrachée du grand livre des morts – perforée par le chagrin – cousue avec du fil humain – personne ne peut la modifier. Maintenant, comprends-tu ? » Cet opéra de poche n’a pas fini de nous donner du fil à retordre, car il appelle de nouvelles écoutes et analyses actives. Un œuvre exigeante et foisonnante, déjà à ranger parmi les classiques.