« S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure, / Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? » La radicalité de ce vers de Racine, Michael Jarrell semble l’avoir un peu trop prise au pied de la lettre. La tragédie Bérénice a servi de matière première à l’opéra représenté ce soir : partant de son texte, le compositeur n’en a retenu que certains vers et en cassé d’autres pour les mettre en musique. Premier écueil, la polyphonie volontairement cacophonique dans laquelle il les enserre souvent nuit gravement à leur intelligibilité. Soit, on n’est pas ici dans un pastiche de tragédie lyrique, loin de là : à la distance du vers poétique, le compositeur a voulu ajouter celle d’une musique à la disharmonie toute contemporaine. Pourtant cette distanciation fatigue car elle est trop vite amenée à un point d’incandescence dramatique. Passés les murmures diffus au lever du rideau, les tensions entre les personnages s’installent avec fulgurance et toute émotion devient prétexte à climax. Les personnages semblent incapables de ressentir sans que cela ne soit une bruyante torture. L’œuvre a beau être courte (1h30), cette saturation du discours musical lasse vite et les seules paroles qui réussissent à nous atteindre sont parlées ou simplement écrites. Le seul contre-exemple qui nous vienne à l’esprit est celui de la très belle disparition de Bérénice, perlée d’aigus filés sur un souffle harmonique tendu mais léger. On se doute que ce retour final à l’harmonie tire sa force du contraste avec les tumultes dissonants qui l’ont précédé, mais une écriture vocale assez répétitive ne permet pas de trouver un intérêt réel à ces tumultes qui occupent la grande majorité de la soirée. Reste une orchestration très riche et variée.
Si cette œuvre ne nous convainc donc pas vraiment, on ne peut cependant pas accuser les artistes de l’avoir mal défendue. Dans la fosse d’abord, les talents analytiques et la précision de Philippe Jordan sont précieux dans ce répertoire, et on ne peut pas reprocher à sa direction de manquer de dramatisme ni d’allant. L’Orchestre de l’Opéra national de Paris semble prendre un réel plaisir à interpréter ce répertoire contemporain dont il est trop souvent éloigné, et prouve ce soir que cette musique n’est pas l’apanage des phalanges spécialisées.
© Monika Rittershaus/ONP
Sur scène c’est d’abord Barbara Hannigan qui se distingue par son investissement incendiaire, tant physique que vocal, ne ménageant ni son énergie ni son art, jamais avare de prise de risque. Bo Skovhus deviendrait-il un habitué des soirées contemporaines du Palais Garnier ? Après son Lear il y a deux ans, le revoici en monarque torturé et vociférant, toujours aussi imposant, toujours aussi hargneux, souverain dans son jeu quand ses personnages sont dépassés par leur sort. En Antiochus, Ivan Ludlow fait vivre ardemment un personnage relativement vidé de sa substance, qui a trop peu à déclarer pour ce qu’il a à jouer. Les seconds rôles sont bien tenus, notamment la Phénice non-chantante de Rina Schenfeld, qui s’exprime en hébreu et hante le plateau de son air de sorcière bienveillante et nourricière.
Cette grande qualité d’exécution, on la doit aussi beaucoup à Claus Guth qui règle ce spectacle avec méticulosité, fantaisie et signification. Méticulosité pour le décor : ces appartements à l’élégance néo-classique dans lesquels cette tragédie embourgeoisée va se dérouler de façon très compartimentée. Bérénice et Phénice dans la pièce de gauche, Titus et Paulin dans celle de droite, toutes les rencontres ou plutôt confrontations, nécessairement dans la pièce au centre. La seule fois ou Bérénice passe dans la pièce de gauche, celle de l’ambition politique de Titus, c’est lors du rêve de ce dernier. Fantaisie dans les projections vidéos, souvent élégantes et sobres, qui font vibrer les murs et en troublent les frises ou dans cette pluie de cendres argentées, dont Titus fera un amas pour enterrer la reine de Judée et y devenir gisant avec elle. Signification avec cette direction d’acteur millimétrée et très cohérente qui fait d’Antiochus le symétrique scénique de Titus chacun dans leur souffrance amoureuse ou vulgarise volontairement le comportement de Bérénice. Plus adolescente hystérique que noble reine orientale lorsqu’elle saute et enlasse Titus de ses jambes pour leur première scène commune ou lorsqu’elle lutte avec lui lors de violentes scènes de ménage. Sa disparition à reculons, floutée par la gaze du rideau de scène qui la fait disparaitre simultanément visuellement et vocalement est aussi un grand moment. Ses basculements en équilibre latéral sur sa chaise ne sont pas sans évoquer certaines visions de l’Einstein on the beach de Bob Wilson. On s’interroge cependant sur le rôle du vase brisé initialement.
Racine terminait sa pièce avec un« Hélas ! » d’Antiochus. Ce dernier mot n’a pas été retenu pour cette adaptation, il traduit pourtant bien notre sentiment.