Pour une deuxième soirée consécutive, après la retentissante représentation d’Otello la veille, c’est un Grand Théâtre de Provence debout qui accueille au baisser de rideau tous les acteurs d’un Wozzeck qui marquera cette session 2023. Ne manquait sur la scène que Simon McBurney, le metteur en scène, qui aurait à coup sûr reçu sa part de l’enthousiasme manifesté. Chant, direction d’orchestre et mise en scène, les trois ingrédients majeurs étaient réunis pour une réussite complète.
Wozzeck, après un faux-départ en 2020, pendant la pandémie, entre cette fois par la grande porte au répertoire du Festival d’Art lyrique d’Aix-en-Provence ; McBurney fait une proposition qui est tout à la fois fidèle au texte de Berg et à celui de Büchner, son inspirateur, et pour autant personnelle en développant une dramaturgie linéaire et implacable, nous le verrons. Il faut dire que le livret est d’une telle richesse, d’une telle polysémie, il faut dire que tant de thèmes sont abordés pouvant être lus sous tant de prismes différents que mettre en scène Wozzeck revient en réalité à se fixer sur un de ces prismes et à s’y tenir.
C’est exactement ce que fait le metteur en scène britannique en insistant sur la noirceur de l’univers de Franz. Tout est gris, du début à la fin : l’uniforme du soldat-barbier et de ses doubles multiples dans la scène initiale, les murs qui encerclent et rétrécissent sa vie (tantôt murs flottants, tantôt murs de caserne ou encore murs d’habitation style cages à lapin). Il n’y a pas d’issue riante à la vie de Wozzeck, il n’y a que le pas incontrôlable qui mènera irrémédiablement à la chute. Berg avait eu l’idée de relier les différentes scènes des trois actes par de très courts intermèdes musicaux. McBurney choisit de relier les trois actes et de les enchaîner sans aucune interruption. On se surprend, entraînés dans cette spirale tragique, à vouloir que tout cela cesse et qu’on en finisse avec un fatum d’une telle noirceur. Wozzeck meurt seul, ni le Capitaine, ni le Docteur ne le voient (ceci est dans le texte), mais McBurney prend le parti de faire mourir Wozzeck alors que son fils passe à quelques mètres de lui, sans même jeter un regard sur son père.
L’utilisation de la vidéo est discrète ; elle fixe des visages, des expressions (Marie, Wozzeck, le Tambour-major), renvoie aussi vers des foules fascinées, comme l’Allemagne en a connu. Les terribles expériences du Docteur sont suivies par cette foule ; les dictateurs d’aujourd’hui (le Capitaine), forment ceux de demain (son fils, costumé comme son père, prêt à perpétuer la tradition et perpétrer les mêmes excès, réapparaît à la toute fin pour faire subir au fils de Wozzeck les mêmes humiliations que lors de la scène d’ouverture).
L’autre acteur majeur de la réussite de la soirée est le London Symphony Orchestra et son chef emblématique, Sir Simon Rattle. Ce dernier s’est approché à de nombreuses reprises de Wozzeck et il en connaît visiblement tous les secrets. Il propose une palette sonore homogène malgré l’étendue des registres exigés par la partition de Berg. C’est surtout une tension inimaginable qu’il insuffle à l’orchestre dès le lever de rideau et qui ne baissera jamais en intensité. Acclamations plus que nourries et méritées aux membres de l’éminente institution britannique.
© Monika Rittershaus
Le plateau vocal enfin qui n’a pas eu besoin de plus que quelques minutes pour trouver le bon équilibre avec la fosse. A tout seigneur, tout honneur, Christian Gerhaher passe aujourd’hui pour l’un des plus éminents titulaires du rôle-titre. Il en possède visiblement tous les codes. Le timbre est rugueux sans être brutal et c’est son humanité qui frappe dans la conduite du chant de ce Kammersänger. Souvent au bord du précipice, il rétablit toujours l’équilibre grâce à une technique sans défaut. La Marie de Malin Byström joue remarquablement la duplicité du personnage ; son soprano quelque peu dramatique confère au rôle une gravité bienvenue et qui s’épanouit notamment au III au cours du duo avec Franz.
Parmi les autres rôles, il faut absolument remarquer le Capitaine de Peter Hoare à qui revient la redoutable tâche d’ouvrir le premier acte et de couvrir entièrement la première scène. Ténor clair, agile, plus subtil peut-être même que son personnage, dont il sait rendre la rouerie. Pas de duplicité chez le Docteur terrible et convaincant de Brindley Sherratt, capable de tout pour mener à bien ses expérimentations. Vaillance irréprochable du Tambour-major de Thomas Blondelle en séducteur invétéré. Citons enfin le chœur impeccable de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir, qui, notamment dans les scènes festives, confère un peu de chaleur à ce monde si désespérément gris.