Etrange objet que ce « Berlin 1938 » : cabaret composite, leçon d’Histoire et leçon de musique, concert-concept qui interpelle à plus d’un titre l’auditeur.
Le projet est né d’une idée du violoniste Daniel Hope et du directeur du festival de Verbier Martin Engström : les deux hommes ont en effet en commun des origines familiales juives allemandes qui les ont encouragés à se pencher de plus près sur le répertoire de l’année 1938 – année décisive s’il en est, pour l’Allemagne, et pour le reste du monde.
Nous voici donc plongés dans une sorte de cabaret porté par deux voix parlées et chantées, déroulant mois par mois les événements marquants de cette période. Evénements politiques bien évidemment (annexions allemandes, décrets antisémites, prémices du conflit mondial), mais aussi sportifs, techniques ou artistiques, entrecoupés de morceaux musicaux d’un éclectisme assumé.
La première voix s’exprime en allemand, à travers le chansonnier Horst Maria Merz : incisive, tout entière dans le texte et son expressivité, elle porte aussi bien le poids des atrocités de Göring et Goebbels que la mélancolie de « Lili Marleen », ou le cynisme du « Schlag Sie tot » de Kreisler – bouleversant.
La seconde s’exprime en anglais avec le baryton Thomas Hampson, aussi bon conteur que chanteur. Si les trois extraits du Don Quichotte de Ravel étaient tout à fait bienvenus dans le programme, on regrette une prononciation du français manquant cruellement de clarté, et une sonorisation qui ne mettait pas en valeur les mélodies. Pour le reste, le baryton fait preuve d’une diction et d’une attention au mot formidables, dans des répertoires aussi variés que « How can you tell an American ? » de Kurt Weill ou Kaddisch : deux des plus beaux moments de la soirée.
Accompagné de cinq musiciens, Daniel Hope montre son grand sens de la mélodie et du phrasé, mais signe surtout un programme d’une richesse remarquable, à la fois cohérent et surprenant. On aurait bien voulu davantage de musique, mais on salue avant tout le travail de recherche aussi bien sur les textes que sur les partitions.
Car ce qui retient l’attention, plus encore que la qualité d’exécution de ces pièces, est la force du propos : l’antisémitisme à lui seul suffirait à heurter le spectateur, mais l’évoquer à Verbier, en rappelant la fermeture des frontières suisses en août 1938 ou encore l’invalidation des passeports ces citoyens juifs du Reich (à la demande de la Suisse) provoque inévitablement un malaise dans le public.
A la sortie de ce concert, qui mettait tout un pan de l’Histoire en lumière – et un pan peu reluisant –, quelques rires gênés, un peu de colère parfois, mais surtout beaucoup d’émotion : il n’y a pas eu de neutralité suisse ce soir.