Centrée sur l’Irlande et ses légendes, la soirée sera illustrée de projections fascinantes de paysages, marins pour la plupart, animés par le défilement des nuages et les vols d’oiseaux. L’accord en est idéal avec les musiques interprétées. Et ce, dès les deux poèmes symphoniques d’Arnold Bax, qui suivent l’ouverture de Rob Roy, également rares au concert. Elles se poursuivront dans la seconde partie, centrée sur le cycle Irlande, où Antoinette Dennefeld déploiera toutes ses qualités. Le choix de l’Ulster Orchestra, dont c’est la première apparition dans l’Hexagone, renforce l’authenticité de ce concert d’exception. A signaler sa disposition, qui met en valeur, acoustiquement comme visuellement, les vents, sur trois rangs surélevés. C’est aussi l’occasion de découvrir Fiona Monbet, jeune cheffe franco-irlandaise, au profil singulier, puisqu’aussi familière du répertoire jazzique que du classique.
La première partie, purement symphonique, s’ouvre sur l’ouverture de Rob Roy. Malgré son mépris pour l’ouvrage, les deux allegro non troppo sont du meilleur Berlioz, avec une péroraison finale exaltée et puissante. Le larghetto central est d’une rare beauté, où la harpe et le cor anglais, avec des cordes subtiles, divisées, pianissimo, qui tissent le plus beau des écrins. La formation s’y montre remarquable, le son riche et généreux. L’approche de Fiona Monbet allie la souplesse à l’énergie, sachant structurer le discours tout en se montrant attentive aux détails.
© Bruno Moussier
L’orchestre est dans son élément : sa conviction, son engagement à défendre l’œuvre d’Arnold Bax sont manifestes. C’est dans sa plus grande formation qu’il aborde les deux poèmes symphoniques extraits de la trilogie Eire, connue essentiellement à travers les enregistrements. Tout d’abord In the Faëry Hills (1), inspiré d’un poème de Yeats, nous plonge dans les profondeurs secrètes de l’Irlande. Sorte de synthèse aboutie de l’impressionnisme (on pense à La Mer, de Debussy, et à ses scintillements) et du post-romantisme (Richard Strauss), il mobilise judicieusement chaque pupitre, chaque soliste. Les deux harpes, le cor anglais, nous valent de très beaux moments. L’écriture, fouillée, n’est jamais massive, y compris dans les passages les plus puissants. Subtile, changeante, colorée, l’œuvre séduit, jusqu’à cette fin évanescente confiée à une flûte, pianissimo, pour un ultime accord de harpe. Pour conclure brillamment cette première partie Roscatha (Battle Song), bien qu’écrite pour la même formation, contraste singulièrement. Les cinq percussionnistes y interviennent à bon escient. Martiale, puissante, mais aussi sensible et palpitante, elle trouve ce soir une interprétation de grande qualité.
Irlande est un ensemble disparate de neuf pièces vocales dont le seul lien est la thématique, fondée sur des textes imités de Thomas Moore, d’un obscur Thomas Gounet. Bien sûr, le recueil publié par Berlioz en porte la marque. Autre élément concourant à cette diversité : ces pièces sont distribuées de façon variée dans la partition originale (2). Arthur Lavandier en a réalisé une adaptation pour mezzo et orchestre de chambre, qui dépasse la simple orchestration. Le chant guerrier, qui sera donné en bis, ne conserve que le texte, et l’incise de la mélodie originale confiée aux ténors. Et c’est là que le bât blesse : qu’il « irlandise » la musique, qu’il y introduise une cornemuse, pourquoi pas, encore qu’une caisse claire échappée du Boléro de Ravel détonne étrangement. Le problème réside dans l’écriture, dont on comprend mal certaines maladresses : la chanson à boire s’ouvre ainsi sur une fanfare qui double et couvre la voix… Heureusement, la réussite est assurée par les passages élégiaques, ainsi Hélène, avec les pizzicati des cordes, La belle voyageuse, où notre mezzo est accompagnée par ces mêmes cordes, la ritournelle étant confiée aux vents. Autre handicap, celui de l’orchestre, très loin d’une formation chambriste. Malgré la direction exemplaire, malgré les pianissimi des cordes, les interventions souvent tonitruantes des cuivres et des bois altèrent le propos. On est très loin de l’art de Berlioz (3). « Traduttore, traditore » … L’orchestre est irréprochable, sa conduite, précise, souple, contrastée à souhait, mais, quelle que soit la retenue qu’impose Fiona Monbet, la soliste se trouve trop souvent couverte dans son medium. Les graves sont superbes, la voix est ample et saine, sachant traduire la tendresse comme l’arrogance, pleinement investie. Elle allie le sens du phrasé à une diction claire, y compris en anglais (pour Farewell Bessy et Elegy). On aimerait les réécouter, avec une formation allégée et dans une version qui prenne davantage soin des équilibres entre la voix et l’orchestre. Le public, enthousiaste, se voit offrir en bis la reprise du Chant guerrier, dans la réécriture d’Arthur Lavandier, avec la cornemuse en tenue traditionnelle. Encore une belle soirée.
(1) Que le compositeur dédia au grand-oncle de John Eliot Gardiner, Henry Balfour Gardiner, lui-même compositeur alors renommé. (2) Pour ténor ou soprano, chœur d’hommes, chœur à 6 voix mixtes. (3) « La distance qui est parfois prise avec l’œuvre originale n’est que l’illustration du grand respect du compositeur pour son aïeul », mentionne le programme.