Transposition allégée de Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado About Nothing) de Shakespeare, Béatrice et Bénédict est une œuvre plaisante, plus musicale que théâtrale, riche surtout d’enchantements orchestraux et de finesse instrumentale. Berlioz n’a pas choisi sans raison une pièce qui se termine sur les mots « En avant les flûtes ! » (Bénédict) et qui est la seule dans le théâtre de Shakespeare à se clore sur une danse générale. Rien de véritablement dramatique, et donc, serait-on tenté d’ajouter, rien d’opératique dans ce livret qui élimine ce qui faisait l’enjeu essentiel de la pièce de Shakespeare – une réflexion sur l’usage du verbe et sur les conventions sociales, sur l’amour, la mort, l’engagement, l’amitié aussi. Le primat est ici donné à la musique, par moments parodique mais la plupart du temps raffinée, souvent onirique, qui donne de la profondeur à un texte apparaissant principalement comme un aimable badinage, un marivaudage qui peine parfois à susciter l’intérêt.
La représentation lyonnaise de ce mois de mai ne fait pas exception à la règle. Mais elle bénéficie d’une distribution vocale équilibrée, convaincante par la fraîcheur, le dynamisme et la juvénilité de ses interprètes principaux.
La mezzo-soprano italienne Cecilia Molinari donne à Béatrice les accents moqueurs exigés par le rôle avant de révéler toute la souplesse de sa voix dans les moments intimes et les confidences (en particulier, outre le Nocturne, l’air « Dieu ! que viens-je d’entendre ? »), tandis que le ténor gallois Robert Lewis campe un Benedict bravache, brillant (air « Ah ! je vais l’aimer »), émouvant dans le duo final. À la soprano Giulia Scopelliti revient le mérite de rendre attachant et crédible le personnage de Héro, dès son premier air (« Je vais le voir ») où elle se joue des difficultés de la partition, avec une belle projection. Ursule est incarnée par la mezzo-soprano Thandiswa Mpongwana, à la voix ronde et au timbre chaleureux. On ne peut dire que du bien du baryton Pawel Trojak (Claudio), de la basse-baryton Pete Thanapat (Don Pedro) et du baryton Ivan Thirion (Somarone). Il restera pour la plupart d’entre eux à améliorer encore la prononciation et la diction du français, qui sont toutefois parfaitement acceptables. Une bonne part de ces artistes appartient au Lyon Opera Studio, dont il faut redire ici l’excellence, terme qui vaut aussi pour les Chœurs de l’Opéra de Lyon, préparés par Benedict Kearns.
La direction du chef allemand Johannes Debus fait ressortir avec éclat les contrastes entre le comique bruyant des pastiches divers (ces « charges musicales » évoquées par Berlioz dans sa correspondance) – que ce soit dans les inflexions martiales du chœur initial (« Le More est en fuite !) ou dans l’« Épithalame grotesque » –, et la dimension allègre et bondissante du début de l’ouverture, dont l’inspiration se situe du côté du Songe d’une nuit d’été et qui se poursuit comme un poème symphonique, ou les accents lyriques et solennels de la Sicilienne. L’Orchestre de l’Opéra National de Lyon fait une belle démonstration de la richesse de ses timbres, culminant dans le Nocturne qui, bien que situé à la fin de l’acte I, est ici déplacé après l’entracte (sans que la raison de ce redécoupage n’apparaisse clairement). Ce qui a pour résultat de faire s’enchaîner le duo de la scène 16 (« Vous soupirez, madame ! »), la Sicilienne et la chanson à boire (« Le vin de Syracuse accuse… ») qui lorgne du côté d’Offenbach, avec ses trompettes et guitares.
La mise en scène de Damiano Michieletto, préparée en 2020 et qui avait été donnée alors à huis clos en raison de la pandémie, propose une alternance entre deux décors (de Paolo Fantin) : – une salle uniformément blanche peuplée de micros, dans laquelle le chœur, coiffé de casques audio, se soumet aux injonctions de Somarone (ce personnage caricatural de maître de chapelle inventé par Berlioz), devenu ici l’ordonnateur – bruyant et gesticulant – d’une machination consistant à épier et à enregistrer, sur des bandes magnétiques, les propos de Béatrice et Bénédict ; – et une jungle luxuriante dans laquelle évoluent, à la fin du I et au début du II, aux côtés d’un chimpanzé déjà apparu plus tôt dans le studio d’enregistrement (et dont la présence énigmatique renvoie peut-être à la mascarade et à la farce voulues par Berlioz), une femme et un homme nus. Ces derniers illustrent de manière démonstrative l’innocence première des êtres de nature – par opposition à la corruption des courtisans – et la thématique de la virginité (si importante dans la pièce de Shakespeare, mais complètement absente du livret de Berlioz). Des effets plus ou moins spectaculaires s’y ajoutent : entre autres, dans l’acte I un lit vertical donnant l’illusion d’une vue en plongée sur les amoureux faussement ennemis, une faille s’ouvrant plus tard, après la découpe du lit en deux parties, au milieu du plateau ; dans l’acte II le basculement du plateau abritant la jungle, se transformant en grille emprisonnant les êtres de nature, des traits lumineux à l’avant-plan révélant progressivement des lettres capitales qui donneront à lire, à la fin, « Bénédict, l’homme marié ».
Les images sont souvent belles, quoique en partie déconnectées de l’intrigue, comme sont visuellement réussis les effets de lumière (Alessandro Carletti) et l’apparition des éléments descendant des cintres (la robe de mariée) ou présentés à l’avant-scène (les papillons, puis leurs cages – symboles appuyés que redouble l’ascension finale de deux caissons de verre dans lesquels réapparaissent à la fin, enfermés, les Adam et Ève désormais contraints dans des vêtements de cérémonie). On en retire l’impression d’une mise en scène disparate, parfois sensible, parfois tapageuse, peut-être à l’image d’une œuvre qui assemble des éléments à première vue contradictoires : le cynisme et le romantisme, la farce et la finesse, le bruit et l’harmonie.
Si la présence sonore et visuelle de Somarone est excessivement soulignée, notamment par des modifications apportées au texte et destinées peut-être à rendre justice au titre de la source (« Beaucoup de bruit pour rien »), la dimension intimiste des duos est respectée. Les dialogues parlés, amplifiés par des micros ostensiblement utilisés, ont pour fonction de rompre toute illusion dramatique et de rappeler que tout n’est ici que mise en scène. L’intention parodique est évidente, même si elle laisse in fine un goût amer, et se fonde sur une accumulation de clichés et de poncifs divers affichés comme tels. Des simagrées du chimpanzé à celles des personnages, en passant par les effets spéciaux et l’agitation qui peuple le plateau, tout concourt à faire de l’œuvre le spectacle d’un cirque.