Vingt ans après la légendaire production du Châtelet, le retour de John Eliot Gardiner et son orchestre à l’ultime opéra de Berlioz est d’autant plus immanquable que la production voyagera ensuite à Versailles, Salzbourg, Berlin et Londres. Malgré l’incident qui entachera nécessairement la carrière du chef et l’a poussé à quitter le public dès le premier soir, le résultat ne semble pas en souffrir. Il faut dire que Dinis Sousa qui a remplacé au pied levé Gardiner pour la seconde soirée est non seulement le chef associé de l’orchestre mais également, à en juger par les applaudissements des musiciens eux-mêmes, manifestement très doué. Certes l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique a dû suffisamment répéter et respire une telle collégialité, que l’on pourrait penser le rôle du chef tout relatif pendant le spectacle, mais atteindre un tel niveau d’excellence pour une première dans une œuvre aussi exigeante, lorsque l’on est un chef aussi jeune arrivé dans l’urgence, cela relève de l’exploit. Et les deux chemises trempées du chef portugais témoignent son engagement.
L’exploit reste avant tout celui de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique. C’est bien simple, on a le sentiment de redécouvrir l’œuvre, ou à tout le moins d’enfin l’entendre en couleurs voire en 3D. Or la spatialisation mouvante de certains pupitres (les saxhorns pendant la chasse royale par exemple) ou le spectacle en soit que constitue le groupe des percussions originales à Cour ne suffisent pas à l’expliquer. Nous n’avons pas le souvenir d’avoir entendu une marche des Troyens aussi barbare que digne, des flûtes aussi perçantes mais jamais criardes dans l’entrée des Constructeurs, un hautbois si chantant dans son solo du premier acte, des saxhorns aussi sensuels et jazzy dans la chasse royale. C’est grâce à leur fièvre que les scènes à Troie sont si angoissantes et celles à Carthage si chaleureuses.
Ajoutons le Monteverdi Choir qui tutoie toujours l’excellence : leur prononciation est parfaite, ils sont capables de variations de volumes saisissantes sans jamais sacrifier la beauté du son et les acteurs font preuve d’un engagement extraordinaire. Il faut les voir surgir sur scène dans un élan formidable qui électrise tout de suite le plateau dès les premières minutes de l’acte I, avant de devenir les statues chantantes d’un « Dieu protecteur » glaçant, puis mimer les soldats grecs dans le cheval, protégés par leur partition bouclier, ou incarner les quasi dansantes troyennes suicidaires à l’avant-scène. Avouons également avoir été ému par la prestation d’Andromaque : même dans les rôles muets, ces choristes sont remarquables ! Les scènes à Carthage leur donnent moins l’occasion de jouer mais se maintiennent au même firmament, jusque dans la danse nubienne aux sonorités bien peu habituelles pour un chœur spécialisé dans le baroque. Orchestre et chœur justifient à eux seuls d’assister à cette production.
Du coté des solistes, la distribution est moins brillante et souffre de la comparaison avec les chanteurs réunis en 2003. Alice Coote d’abord est une tragédienne assez gauche. Certes le français est clair et ses descentes dans le grave semblent enfoncer la porte du Ténare, mais son jeu est forcé et ses aigus aussi solides que blancs évoquent bien peu la jeune prêtresse. Son meilleur moment reste sa vision terrifiée. Il faut dire aussi que choisir cette large robe en lamé doré n’était pas très judicieux : obligée de la retrousser pour marcher, la prophétesse prend des allures de campagnarde perdue au milieu des violons. Son amant dans l’œuvre, Lionel Lhote n’est pas plus séduisant, souffre d’une prononciation pâteuse et d’une émission engorgée qui retirent tout relief à ses interventions. Il éprouve aussi des difficultés à suivre le rythme haletant que le chef lui impose dans « Quitte-nous dès ce soir ». Michael Spyres rate quant à lui son récit de Laocoon : texte difficilement compréhensible, couverture excessive et aigus ternes. Heureusement le ciel d’Afrique le retrouve à son meilleur dès son entrée (« Reine ! ») fracassante, il livre ensuite un duo d’amour étourdissant et un grand monologue suprême (n’était la fatigue sur la fin qui le pousse à sécuriser ses aigus, les privant un peu d’éclat). La beauté du timbre, l’élégance de la diction, l’engagement dramatique en font un Enée mémorable. Paula Murrihy est clairement dépassée par son exigeant air d’entrée : peu à l’aise dans la puissance et les écarts de tessiture, elle consacre trop d’énergie à exister face au chœur et néglige son français et la coloration de son timbre, de nature assez mate. Heureusement, les morceaux plus intimes la montrent diseuse intelligente et raffinée. Sa mort sauve la mise : son expressivité est mobile dès le contraste entre le très impérieux « Je suis reine et j’ordonne » et le terriblement sensible « Laissez-moi seule, Anna », puis entre les adieux timides et les invocations infernales ou l’extase prophétique.
Parmi les seconds rôles, bien des réussites également. Passé Ashley Riches qui campe un tumultueux Panthée mais mâchonne ses mots et force sa projection, on ne sait qui louer en premier. L’Anna aux graves surprenants glissés dans le fourreau d’une diction ensorcelante de Beth Taylor ? L’Hector racé et puissant d’Alex Rosen ? L’Ascagne juvénile, bondissant et drôle (« Je suis son fils » attendrissant) d’Adèle Charvet ? Ou l’extraordinaire Laurence Kilsby, aussi à l’aise dans l’élégie solaire d’« O blonde Cérès » que dans la nostalgie mélancolique de « Vallon Sonore » : timbre clair, mots délectables, émission pure, ligne nette, un idéal de style français. En Narbal, William Thomas fait vibrer une voix caverneuse à la diction d’abord molle et incompréhensible, puis bien plus travaillée dans un superbe « De quel revers menaces-tu Carthage ? ».
Pour notre plus grande joie, c’est aussi une version quasi-complète à laquelle nous assistons. A part la scène de Sinon, et le (faible selon nous) final étendu « Fuit Troja ! », le chef-d’œuvre de Berlioz brille dans son intégrité.
Article modifié le 26 août à 12h36 par le conseil de rédaction.