Le tapage autour de l’affaire Gardiner a étouffé le concert de louanges que méritent ces Troyens mis en espace par Tess Gibbs du 22 août au 3 septembre dans cinq villes européennes. Guillaume Saintagne nous a conté la première étape de la tournée à La Côte-Saint-André les 22 et 23 août. Le spectacle faisait halte à Versailles ce 29 août en une seule représentation. Du Dauphiné à l’Ile-de-France, l’enthousiasme demeure, magnifié sur la scène de l’Opéra Royal par le « Palais de marbre rehaussé d’or », un décor en trompe l’œil conçu par le peintre et décorateur de théâtre Pierre Luc Charles Cicéri, dans lequel Berlioz lui-même dirigea un concert in loco le 29 octobre 1848.
Qu’ajouter – ou retrancher – aux premières impressions de notre confrère ? Redire d’abord l’excellence du Monteverdi Choir, l’expérience unique que représente l’immersion de l’auditeur dans un bouillonnement sonore à la cohésion exemplaire, capable à plus de soixante voix de nuances auxquelles une seule souvent ne parvient pas. Oui, il faut avoir vécu « l’élan formidable qui électrise le plateau » dès les premières minutes de la soirée pour prendre la mesure de la performance.
Répéter aussi combien Berlioz gagne à être joué sur instruments anciens, rincé d’un inutile empois, nerveux cependant, romantique en diable forcément, avec là aussi des découvertes orchestrales, des couleurs aveuglantes, des miroitements inédits qui nous propulsent dans une troisième dimension acoustique.
Saluer alors le travail de Dinis Sousa, appelé à remplacer Gardiner au pupitre, après l’avoir assisté et entièrement préparé les musiciens et chanteurs. Dans une partition touffue aux humeurs changeantes, la substitution ne souffre d’aucun décalage, d’aucune hésitation. Le souffle reste épique ; les contrastes marqués. Le geste, fluide, ne donne jamais à sentir le poids que doit représenter pour le jeune chef d’orchestre (35 ans) la direction d’une telle œuvre dans de telles conditions.
Corroborer ensuite les impressions sur les solistes, à quelques détails près : Laurence Kilsby moins assuré ici en Hylas qu’en Iopas, intimidé, encore fragile même si le chant est nimbé de la lumière requise par ces deux rôles souvent confiés à deux chanteurs différents ; William Thomas en mal aussi de maturité auquel il faut un certain temps pour prendre la mesure hiératique de Narbal ; Alex Rosen, Ombre d’Hector imposante d’autorité puis sentinelle goguenarde, dont à la fin du concert on souligne le nom dans le programme afin de ne pas oublier de le suivre de près ; Beth Taylor, mezzo-soprano sombre proche du contralto, qui étonne avant de séduire par la justesse de ton, de la présence, par l’aimable effusion du duo avec Didon et à l’autre bout de l’échelle émotionnelle, par la puissance sourde de la malédiction finale ; l’Ascagne d’Adèle Charvet, ô combien luxueux étant donné la modestie du rôle ; le Panthée dégingandé d’Ashley Riches et le Chorèbe effectivement las de Lionel Lhote qui nous a habitué à plus de relief… Tous ont pour avantage une prononciation irréprochable de la langue française, indispensable faut-il le rappeler dans ce répertoire et essentielle aux oreilles francophones.
Pondérer enfin quelques réserves émises à La Côte-Saint-André, imputables peut-être à l’appréhension des premières représentations et à une acoustique moins favorable. Michael Spyres offre d’Enée un portrait homérique, sans cette fois trébucher sur son air d’entrée – le redoutable récit de la mort de Laocoon –, ni flancher dans le monologue du cinquième acte, d’une vigueur inentamée par les tensions de l’écriture, supérieur encore nous a-t-il semblé à sa performance strasbourgeoise (admirable pourtant). Solide, le médium vient en soutien d’un phrasé princier, d’un aigu infaillible, d’une fougue perceptible jusque dans le duo d’amour où l’on sent poindre derrière la tendresse des sentiments l’aiguillon du désir. Alice Coote est une Cassandre qui a grandi dans les faubourgs de Troie avant de rejoindre la cour du roi Priam. Quelques teintes verdâtres, quelques sons ouverts et autres stridences sont balayés par la longueur de la voix et la flamme de l’engagement. Ce feu sacré transfigure la harengère expressionniste en pythie héroïque. En Didon, Paula Murrihy atteint une forme d’idéal tant dans l’égalité et la douceur de la ligne que dans la noblesse de la composition. L’endurance n’affecte pas la beauté du chant, drapé d’abord dans une froide pudeur jusqu’à ce que le marbre se fende au cinquième acte pour laisser place à la tragédienne. La souffrance contenue des adieux comme l’éclat des imprécations n’entachent alors ni la dignité, ni la grandeur de celle que Berlioz voulait royale héritière des héroïnes de Gluck. Gageons qu’il aurait été satisfait.