Parmi les œuvres dont la Rossini Renaissance a permis la redécouverte, Bianca e Falliero ne bénéficie pas aujourd’hui de la même faveur que La donna del lago. C’est déjà un motif de se réjouir qu’elle soit à l’affiche de la 27e édition du Festival de Bad Wilbad, un autre étant sa valeur, au même titre que Ricciardo et Zoraide et Ermione, qui l’ont précédée, comme étape d’un parcours qui débouchera sur Semiramide. De l’une à l’autre, Rossini approfondit sa conception de l’opéra comme tabernacle du Beau, idéal auquel il s’ingénie à donner vie aussi bien par l’écriture et l’instrumentation qu’en portant à l’extrême la virtuosité des interprètes dont il dispose. Malheureusement pour lui, fin 1819 le goût à Milan est en train de changer, et malgré un succès public indéniable si on le mesure au nombre des représentations la critique fait la fine bouche. Elle reproche au compositeur de se répéter et déplore ces acrobaties vocales jugées impropres à exprimer la vérité des sentiments. Cette incompréhension d’une vision artistique qui vise à l’idéal et non à l’imitation du réel durera plus d’un siècle et n’a pas, hélas, totalement disparu. Une entreprise comme celle de Bad Wildbad est donc à saluer avec gratitude, même si on pourrait dire qu’elle s’adresse d’abord à des convaincus du génie de Rossini.
Si certains des lecteurs se souviennent comme nous avec accablement de la dernière production de l’œuvre à Pesaro, autant dire tout de suite qu’à Bad Wildbad non plus la mise en scène ne nous a pas convaincu. Antonio Petris reprend des procédés dont il usait déjà dans Adélaide di Borgogna, comme les images vidéo. Certaines représentent des détails architecturaux de Venise, avec des cadrages recherchés, mais d’autres, qui leur succèdent sans solution de continuité, restent énigmatiques, tout comme le sont les deux mannequins de vitrine censés représenter successivement l’un Falliero et l’autre Bianca. Quel cinéphile amateur du genre ne serait tenté, en voyant le premier dans sa combinaison moulante rouge, de s’exclamer : « Fantomas ! » ? Enigmatiques encore les gesticulations demandées aux choristes, dont on n’a pas compris leur rapport avec les paroles chantées. Comme le chœur d’entrée semble composé de fêtards en tenue de soirée errant dans un musée aux murs couverts de cadres dorés d’où sortiront Contareno et Capellio – le procédé est loin d’être neuf – faut-il comprendre que l’œuvre entière est une vision sortie des brumes de leur ivresse ? Laissons là ces mystères et venons-en à l’essentiel.
Ce n’est pas un secret, le budget du festival de Bad Wildbad est exigu, rapporté à d’autres. C’est pourquoi on s’émerveille, année après année, du flair avec lequel sont composées des distributions souvent excellentes, toujours honorables. Cette année encore, le ticket est gagnant à l’arrivée. Les choristes de la Camerata Bach de Pozen sont bien préparés comme à l’accoutumée et leur engagement supplée efficacement l’exigüité de l’effectif. Chez les solistes, Artavazd Sargsyan est sobre et efficace comme messager ou chancelier, et on regrette pour Marina Viotti que le rôle de Costanza, la suivante de Bianca, soit, comme à Pesaro, réduit comme peau de chagrin. Laurent Kubla, en Doge, impressionne autant par sa taille que par sa voix. En Capellio, la basse Baurzhan Anderzhanov fait montre tout à la fois d’autorité et de sensibilité, exprimant à la fois son poids social, sa maturité psychologique et son attention à Bianca en tant que personne et non simple objet de convoitise, aussi bien par une voix qui module son volume et sa couleur que par une tenue scénique à la fois retenue et expressive. Sans nul doute un artiste à suivre. Son ennemi, le père abusif, semble a priori excéder les moyens de Kenneth Tarver, dont l’image de tenore di grazia est tenace. Ce serait pourtant une erreur grossière de s’y arrêter : le temps a enrichi la voix d’harmoniques graves sans rien lui faire perdre de son étendue vers le haut, et le chant a conservé son élégance aristocratique sans pour autant manquer du mordant nécessaire ici dans ce rôle de manipulateur dont la colère s’éveille vite si on résiste à sa volonté. La composition est donc particulièrement réussie puisqu’elle a la virtuosité requise mais évite à juste titre les accents d’un réalisme inapproprié. C’est aussi le cas de la Bianca de Cinzia Forte, qui réalise une vraie performance puisqu’elle peut soutenir avantageusement la comparaison avec une de ses aînées plus glorieuse, sur laquelle elle l’emporte par la tenue des aigus et la fermeté de la diction. Sans doute pourrait-on trouver les premières agilités laborieuses, mais passés ces quelques instants la voix s’affermit, s’éclaire, et le parcours du combattant qui attend l’interprète, jusque dans les graves inattendus, est effectué victorieusement, tout en conservant la fragilité apparente du personnage, dont la douceur traversée d’élans est exprimée avec mesure et justesse. Son amoureux, antepénultième rôle en travesti, a été confié à Victoria Yarovaya, dont Brigitte Cormier avait loué ici-même la Cenerentola de Rouen. Que dire ? Ce n’est pas facile quand on est bouche bée devant une agilité torrentielle façon Bartoli et une extension vocale digne de la Horne. On reste médusé par la sûreté avec laquelle elle monte et descend les échelles vocale, enchaîne trilles, ports de voix et lance avec arrogance des éclats qui se résolvent sans couture en piani d’une suavité qui grise. Ses da capo sont des tourbillons vertigineux et cette détermination vocale va en outre de pair avec un aplomb scénique qui ne laisse rien à désirer. Comment lui résister ? Le public explose à la fin de sa grande scène de l’acte II.
Antonino Fogliani dessine dès l’ouverture un projet où un dynamisme fort, voire tranchant, laisse s’épanouir un lyrisme qui caresse l’oreille et attendrit l’âme. Il anime sans la moindre défaillance une progression rythmique dont les battements sont ceux du cœur des victimes des injustices, peuple témoin impuissant, héros inexplicablement méprisé, héroïne égoïstement sacrifiée et donne aux scènes d’ensemble un souffle et une grandeur qui soulèvent. La musique vibre sous sa direction de toutes les émotions que le chant s’interdit, sans pour autant chercher les effets ou les grossir, et c’est loin d’être facile avec des instruments dont l’intensité sonore est largement supérieure à celle que connut Rossini. Petit regret, le choix pour le continuo des récitatifs secs d’un piano de facture nettement plus tardive (1849) dont la sonorité se fond admirablement dans l’orchestre mais nous a semblé à découvert un peu saugrenue, malgré l’incontestable talent de Silvano Zabeo. Rien à déplorer du côté des cors et comme la remarquable flûtiste les musiciens de l’orchestre Virtuosi Brunenses ressemblent ce soir au bon souvenir que nous avions d’eux. Quelqu’un crie « bis ! », dans l’ébullition des saluts. On n’en voudra pas aux artistes de n’avoir pas assouvi la demande : ils venaient de relever en vainqueurs un défi a priori démesuré. Encore deux représentations, ivresse garantie !