Retour à Rome d’une production qui fit grand bruit en 2011 lors du 150e anniversaire de l’unité italienne, puisqu’elle avait donné l’occasion à Riccardo Muti d’offrir en bis, resté fameux et repris par toute la salle, « Va pensiero », véritable second hymne national italien. Muti en avait profité pour houspiller sans ménagement le chef du gouvernement d’alors, Silvio Berlusconi, à propos des coupes budgétaires sur la culture en Italie, qui finirait « bella e perduta », comme la patrie des Hébreux dans le célèbre chœur. Une vidéo visionnée plusieurs millions de fois sur la Toile témoigne de ce moment tendu et fervent. On le sait hélas depuis, les chefs du gouvernement sont passés, les coupes sont restées.
Point de discours cette fois, mais un bis tout de même, après quelques hésitations du maestro qui adore se faire prier, mais qui n’est pas un inconditionnel de cet exercice. Muti aurait d’ailleurs répliqué quelques jours auparavant, lors de la première de cette série de reprises de la production de 2011, que l’opéra « n’était pas un juke-box ». Mais ce soir, il cède à l’amicale et bruyante pression du public romain qui le remerciera aux saluts par une standing ovation démonstrative.
Muti, justement, lorsqu’il était trentenaire, a laissé un enregistrement mémorable de Nabucco chez EMI, qui signait le style fiévreux, parfois même emporté, aux tempi rageurs et aux cavalcades effrénées qui l’ont aux yeux de beaucoup consacré comme héritier de Toscanini. Le chef s’est désormais assagi, il prend davantage son temps, ciselant chaque phrase avec la précision philologique qui est une autre de ses caractéristiques, sans renoncer pour autant à marquer sèchement les contrastes. Sans abandonner non plus certains effets un peu tonitruants, que n’évite pas l’œuvre elle-même, comme en témoigne la fanfare très martiale que Muti fait littéralement pétarader avec un grand sourire, au moment où Nabucco, retrouvant ses esprits, court sauver Fenena (« O prodi miei… »). Le Napolitain tient l’ensemble d’une main de fer, le regard foudroyant lorsqu’un instrumentiste sort de la ligne, et porte une fois encore son orchestre à son meilleur niveau. Sous son geste devenu décidément plus sobre, l’œuvre avance irrésistiblement. Quelques effets, un peu de grandiloquence, beaucoup de d’énergie mais aussi de subtilité et partout, débordante, l’affection de ce chef pour une œuvre dont la partition, écrivait-il dans son dernier ouvrage sur Verdi (« Verdi l’Italiano » ed. Rizzoli), « n’est absolument pas élémentaire. Elle contient des trésors ».
Avant d’emmener cette production – et quelques-uns des artistes de cette reprise – au Festival de Salzbourg, Muti voulait donc donner au public romain une nouvelle occasion de se presser au Teatro Costanzi pour essayer de retrouver l’atmosphère électrique de 2011. En tout les cas, le succès est garanti : la salle est pleine à craquer.
Mais si plus de 2 ans ont passé, la mise en scène de Jean-Paul Scarpitta n’est pas devenue un chef d’œuvre pour autant. Ternes et sans relief, les décors très sommaires ne marqueront pas les esprits. Les costumes des Babyloniens oscillent entre Stargate et les Mystérieuses Cités d’or. La direction d’acteurs reste assez conventionnelle même s’il faut saluer, çà et là, un travail visible sur la gestuelle : Nabucco foudroyé, Fenena mimant sa marche au supplice, le long regard de retrouvailles entre Ismaël et Fenena sont autant d’idées intéressantes. De même, l’idée de faire monter, lentement, tout ensemble sur un même panneau, le chœur des Hébreux depuis les profondeurs du théâtre, produit une belle sensation. Il n’y a donc là rien de déshonorant, ni rien qui justifie a posteriori les critiques parfois vives qui ont pu être faites à ce travail, par ailleurs expliqué – non sans lourdeur – par Jean-Paul Scarpitta dans le programme. Nabucco a donné à d’autres metteurs en scène des idées bien plus douteuses.
La distribution réunit des habitués des lieux, que l’on a pu voir à de nombreuses reprises aux côtés de Muti depuis 3 ans aussi bien dans Verdi (Macbeth, Attila, Boccanegra, I Due Foscari) que dans Rossini (Moïse). Luca Salsi est un Nabucco jeune, correspondant parfaitement en cela à l’esprit du livret, un peu pataud, plus agité que brutal, à son meilleur dans les scènes plus intimistes qui lui permettent de déployer un bel éventail de nuances, avec une projection meilleure encore que pour son récent Francesco Foscari à Rome. Son engagement et peut-être aussi la fatigue ne lui font cependant pas éviter un très léger incident en prononçant son serment (« adorarti ognor saprò ») à la fin du magnifique « Dio di Giuda ».
Ismaele de grand luxe, Francesco Meli – qui fut récemment un excellent Riccardo du Bal Masqué à l’Académie Sainte-Cécile de Rome – n’a aucune peine à venir à bout de ce petit rôle sans véritable aria. Déjà Fenena en 2011, Anna Malavesi confirme un vrai talent, grâce à sa voix une émission et une diction parfaites et une présence scénique qui en fait un personnage moins secondaire.
On pourrait reprocher à Riccardo Zanellato d’être une basse trop légère pour Zaccaria, figure annonciatrice du Grand Inquisiteur ou de Fiesco qu’au demeurant la basse a incarné dans le récent Boccanegra romain. Mais l’impression est trompeuse : sa voix manque en effet un peu de projection, mais le rôle de Zaccaria contraint celui qui le chante à aller aux deux extrêmes de la tessiture et force est de constater que Riccardo Zanellato en est capable, il est vrai un peu mieux dans l’aigu que dans le grave, avec beaucoup d’intelligence dans le contrôle du souffle. L’autorité qu’il confère à son personnage achève de le rendre totalement crédible malgré une fatigue perceptible dans la dernière partie.
Reste le cas d’Abigaille. La légende veut que la future Madame Verdi, Giuseppina Strepponi, créatrice du rôle, y ait cassé sa voix. Tatiana Serjan, on le sait, est dotée d’un instrument puissant, adapté au rôle très redoutable de l’ambitieuse fille adoptive de Nabucco. Comme à son habitude, la soprano ne s’est d’ailleurs pas ménagé, alignant fièrement les terribles vocalises, glissandi et autres sauts d’un extrême à l’autre de la tessiture de cette partition meurtrière. Bonne actrice, Tatiana Serjan incarne non seulement vocalement mais aussi physiquement cette princesse dévorée d’ambition, hystérique et violente. C’est incontestablement une grande artiste, mais la perfection n’étant pas de ce monde, tout ceci se fait dans un déluge de décibels impressionnant, parfois très strident, qui à la fin laisse l’auditeur pantois et… épuisé.
Protagoniste de premier plan de cet opéra étourdissant, le chœur de l’opéra de Rome demeure admirable de cohésion, de raffinement et même de retenue, comme en témoigne parmi d’autres, le fameux « Va pensiero » , rendu à son statut de plainte bien davantage qu’à un hymne qu’il n’est pas. Nul doute qu’à lui seul, grâce à l’émotion qu’il procure, il conduira toute la troupe au triomphe à Salzbourg. Souhaitons le leur.