La mission de ScenOgraph, la scène conventionnée d’intérêt national que dirige Véronique Do est unique en France puisqu’elle agrège deux volets de création et d’imprégnation du territoire dans une région très rurale. Itinérances, accueils artistiques et créations nourrissent le projet tout au long de l’année au théâtre de l’usine, ainsi qu’au sein des festivals de Figeac et Saint-Céré.
Fidèle à l’ADN du festival, qui est celui du théâtre musical, Saint Céré remonte cette année en coproduction avec le théâtre Impérial de Compiègne la nouvelle version de la Tragédie de Carmen vue cet hiver au Théâtre des Champs Elysées et créée il y a plus de quarante ans par le trio Peter Brook, Marius Constant et Jean-Claude Carrière. C’est Florent Siaud qui est en charge d’escalader ce monument.
Castelnau-Bretenoux, qui domine toute la région de ses tours crénelées, est un partenaire au long court du festival. L’arrivée au somptueux château à la pierre enflammée par le coucher du soleil est en soi un moment de grâce tout comme le dîner sur la terrasse à la vue panoramique à 360 degrés.
La cour d’honneur constitue un superbe écrin pour la représentation dont la scénographie se réduit à une élégante évocation de palissade d’arène qui enferme la tragédie à venir dans une forme close dépourvue d’échappatoire.
La gitane convoquera à nouveau cette image en créant au sol un cercle ensorcelé pour lier son destin à celui de son amant Don José. Car ici, Carmen sait qu’elle succombera à cette passion dévorante, qu’il est inutile de se rebeller contre la fatalité. La réécriture du drame, qui bouleverse totalement la narration habituelle atteint bien son but.
En resserrant l’action autour des quatre personnages principaux, en délaissant les intrigues secondaires, elle donne à l’héroïne une dimension désespérée, extrêmement poignante, merveilleusement rendue par Julie Robard-Gendre dont la voix longue de soleil sombre est magnifiée par son talent de comédienne qui rend crédible les foucades d’une femme qui se sait condamnée et veut vivre plus, vivre vite avant d’être emportée. Elle incarne Eros, là où Don José personnifie Thanatos.
Tragédie de Carmen © Estive de Foix
On voudrait peut-être plus d’autorité vocale à Sébastien Droy qui bénéficie en revanche d’une émission naturelle, directe, d’une diction d’une grande clarté et d’une remarquable justesse dans l’interprétation. Fragile, démuni, sa descente aux enfers se révèle particulièrement touchante car totalement sincère comme dans le très réussi « la fleur que tu m’avais jeté ».
Il se fait ici tueur en série, assassinant tout ceux qui approchent l’objet de son obsession. Son « laisse-moi te sauver » lancé à Carmen prend ainsi sa dimension la plus pathétique et inexorable. Il atteint même Escamillo comme par capillarité puisque celui-ci n’est plus victorieux mais meurt sous les assauts du taureau. La nature, la passion sont plus fortes que les hommes. Thomas Dolié campe le toréador d’un timbre riche et bien planté. Il conduit sa ligne mélodique sans coup férir même lorsque seul le piano l’accompagne.
Marianne Croux complète avantageusement la distribution avec une Michaëla pleine de fraîcheur mais sans mièvrerie. Elle ouvre la soirée d’une voix au focus aussi impeccable que le legato et donne la réplique à Carmen dans l’air des cartes, superbement transformé en duo, qui dit bien que le Fatum ne l’épargnera pas.
Si cette manière d’outrepasser le livret le colore de nouveaux échos – toujours riches pour une œuvre si connue – sa recomposition atteint également d’indéniables limites. Ces libertés, clins d’œil aussi aux écrits de Mérimée, amplifient l’âpreté, la brutalité de l’histoire au risque parfois de perdre l’adhésion du spectateur, de même que la réorchestration s’avère souvent déroutante.
L’excellente prestation de l’Ensemble Miroirs Étendus sous la direction attentive de James Salomon Kahane n’est pas en cause. D’ailleurs, le trouble ressenti est souvent celui d’une belle surprise lorsqu’un solo d’alto ouvre et clôt le spectacle d’un souffle suspendu ; lorsque « L’Amour est un oiseau rebelle » débute accompagné par les seules percussions ; lorsque l’orchestre se réduit à un murmure laissant les chanteurs à nu… Il faut d’ailleurs souligner leurs performances car ils sont tous quatre particulièrement exposés.
Difficile d’adhérer en revanche, à l’intrusion de la musique enregistrée pour annoncer la corrida avec défilé de l’orchestre en play-back. Est-ce le moyen pour Florent Siaud d’opposer la vérité des sentiments à la société du spectacle ? Peut-être, mais ce choix heurte la sensibilité comme l’oreille.
A vrai dire, l’auditeur est souvent déconcerté au cours de cette soirée tandis que son œil lui, retrouve tous les codes de l’œuvre même si les costumes n’ont rien de marquants et si les projections vidéo – sous le signe de la lune, bien entendu, pour inscrire la bohémienne dans la lignée tragique de Phèdre et Pasiphaé – oscillent entre kitsch et accessoire.