Manifestement, les pratiques des country-houses opera d’Outre-Manche se sont bien acclimatées à la douceur angevine : comme à Glyndebourne, Garsington, Grange (Grange Festival et Grange Park Opera), pour ne citer que les plus renommées, l’Opéra de Baugé atteste la vitalité de la formule sur notre territoire. Fondé en 2002 par John et Bernadette Grimmett, dans le cadre de leur belle propriété des Capuçins, il a fonctionné dès sa création sur le concept emprunté en Grande-Bretagne. En dehors de la matinée inaugurée l’an passé, chaque représentation, commencée à 18 ou 19h, est ponctuée par un entracte de 90 minutes, durant lequel les spectateurs sont invités à dîner, que ce soit en piqueniquant dans le jardin, ou dans le restaurant de l’Orangerie. La convivialité, les rencontres sont au rendez-vous de tous les publics, des lyricophiles avertis aux familles ou amis s’étant donné rendez-vous pour une soirée de bonheur et d‘émotion avec des artistes de qualité.
Pour sa vingtième édition, l’ambitieuse saison 2024 (1) propose Don Carlo (version italienne), Carmen et l’Elisir d’amore.
Le choix a été fait de la version Guiraud – avec les dialogues chantés, même écourtés ou supprimés, sans que l’action dramatique en souffre, sinon pour le fin connaisseur (2). Prosaïque, la mise en scène que signe Bernadette Grimmett se veut proche des didascalies originales, même si le lieu et les moyens limitent le propos. Dans le cadre tendu de noir, comme à l’accoutumée, quelques accessoires, tables, chaises, panneaux mobiles suffiront à suggérer la localisation de chaque scène. Les costumes apporteront la note de diversité harmonieuse qui les renouvelle. La direction d’acteur est soignée, convenue comme inventive, malgré le relatif statisme de la foule du dernier acte.
Une Carmen estonienne, Don José urugayen, Escamillo russe, Zuniga ukrainien, comme Mercédès, Micaela philippine,… un chef coréen. Il faut chercher le seul Français de la distribution : le Dancaïre. Plus que jamais l’opéra rassemble. Cependant, pour l’ouvrage phare de notre répertoire, dont la prosodie est dans toutes les mémoires, l’exigence d’un auditeur français est sans commune mesure avec celle de celui pour lequel le texte n’est que prétexte à musique.
L’orchestre, de circonstance, homogène, réactif, précis, montre ses limites durant le prélude, dont on attendait davantage de relief et de respiration. La direction de Chanmin Chung, efficace, semble plus préoccupée par la métrique et les nuances que par la scène, le lyrisme, la poésie et l’élégance. Les bois, fruités, de réelle qualité, nous vaudront de belles pages. Dépourvue de fosse, placée devant le plateau, la formation exige une attention constante aux équilibres, et on regrette que – ponctuellement – sa puissance occulte celle des voix, des solistes (dans le délicieux quintette du II) comme des choristes. Préparé très en amont, plus motivé que jamais, le chœur permanent est au mieux de sa forme, équilibré, bien projeté, d’une précision enviable (le début du dernier acte est redoutable) et ferait envie à certains de nos maisons d’opéra, même si leur niveau n’a cessé de croître. A signaler, l’attendu chœur des gamins (ici largement féminisé), dont les quatorze petits chanteurs sont exemplaires, précis, clairs, frais à souhait. Leurs mouvements ne sont pas moins parfaits. Les cigarières – scéniquement un peu trop sages, même dans la dispute – séduisent par la conduite de leur chant, leur intelligibilité, les aigus aisés et lumineux.
De la distribution, on retiendra essentiellement les figures féminines. Kadi Jürgens, une Carmen jeune et svelte, constitue la découverte de la soirée, pour cet emploi dont les couleurs sont essentielles, plus encore que la tessiture exigeante. De la habanera à sa provocation fatale, la voix ample, longue, bien timbrée dans tous les registres, captive, et trouve les accents les plus justes. Le médium est à toute épreuve, pulpeux. On n’énumérera pas ses nombreuses interventions ni ses airs ou duos. Le jeu dramatique est conduit avec une profonde intelligence du personnage. Son français, proche de celui des natifs, est correct : peu suffirait qu’il soit parfait. Femme fatale, chaleureuse et sincère, autant que tragédienne grecque, ne manquent qu’un soupçon de vulgarité canaille, comme un peu de lascivité pour que cette Carmen réunisse toutes les qualités souhaitables. Karlene Moreno-Hayworth, idéalement frêle, nous vaut une superbe Micaela. N’étaient quelques rares inflexions belcantistes, le chant possède la candeur, la pureté et l’émotion attendues, jusqu’à « Je dis que rien ne m’épouvante », à la puissance expressive réelle. A l’égal de celui de Carmen, son français est honorable. Individuellement, mais surtout dans le trio des cartes, Stephanie Edwards (Frasquita) et Anna Erokhina (Mercédès) se montent d’une réelle aisance : voix bien conduites et accordées, colorées, aux accents justes, mutines, caractérisant bien chacune des compagnes de Carmen.
De stature imposante, équivalente, les deux rivaux n’ont pas les qualités de ces dames. Don José est confié à Andrés Presno, ténor urugayen que l’on découvre ce soir. De carrure athlétique, son chant viril – très loin du demi-caractère requis – peine à convaincre, sinon dans les dernières scènes où l’outrance est de mise. Non seulement le français est pour le moins confus mais les tics hérités du vérisme, l’accentuation, rendent trop souvent son émission timbrée à la limite de la parodie, jusqu’à la laideur. En dehors du dénouement tragique, on retiendra son air de la fleur, retenu, et son duo lyrique avec Micaela. Les couplets d’entrée d’Escamillo (Denis Sedov) « Votre toast… » nous laissent sur notre faim, inintelligibles, grandiloquents, chantés comme du Verdi. La fatuité prétentieuse du bellâtre est bien réelle, comme son mordant, mais l’élégance fait défaut. Les comprimari défendent honnêtement leur rôle, sans toujours convaincre. Ainsi Thill Mantero est-il un Morales que l’on oublie. Après le chœur d’entrée et la pantomime ajoutée par Bizet (que l’on coupe maintenant le plus souvent), ses couplets (« L’oiseau s’envole ») sont en place. La voix de Zuniga, Volodymyr Morozov, bien projetée, sonore, est malheureusement incompréhensible pour qui en ignore le texte. Le Dancaïre est campé avec intelligence par Olivier Trommenschlager, comme le Remendado de Bo Wang. A signaler enfin le rôle parlé de Lilas Pastia, confié à Igor Stephan, exemplaire de jeu comme d’élocution. Ayant retenu ses applaudissements à la fin de chacun des actes (l’invitation est clairement affichée), ne pouvant donc manifester sa satisfaction à l’écoute des airs connus, le public se libère au terme de l’ouvrage, les longues ovations saluant indistinctement chacun des artisans de cette soirée.
(1) Du 22 juillet au 6 août, trois opéras en dix représentations, des concerts, de masterclass et de films, sans oublier le sixième concours international de chef d’orchestre. (2) Qui aura été surpris de la présence de la pantomime ajoutée par Bizet pour satisfaire un baryton dont les qualités appelaient l’enrichissement du rôle de Morales. Celle-ci est maintenant systématiquement omise dans les productions ; longue et au sens ambigu (un trio bourgeois, l’épouse trompant son vieux mari avec le militaire) en contrepoint à l’action violente de Carmen, dont le ménage à trois se termine dans le sang.