À seulement 27 ans et lauréate du prestigieux Concours du Belvédère en 2017, Aigul Akhmetshina a déjà derrière elle une belle carrière internationale (on pourra l’entendre à l’Opéra-Bastille en Rosina du Barbiere di Siviglia en 2025, un rôle qu’elle y a déjà interprété en 2022) et notamment au Royal Opera où elle fit ses débuts en 2018 dans Carmen… mais dans le rôle de Mercédès ! La jeune artiste était d’ailleurs membre du programme Jette Parker Young Artists qui vise à développer de jeunes talents au sein de l’institution londonienne. Le mezzo russe a pour lui une voix ample et particulièrement bien projetée, très homogène sur toute la tessiture, et à l’occasion capable d’envolées impressionnantes qui laissent présager des emplois plus lourds à des échéances plus ou moins lointaines (Eboli, Léonor de La Favorite… à conditions de ne pas bruler les étapes). Le timbre est sombre et chaud, assez personnel. La prononciation est plus que correcte, mais l’articulation est en revanche perfectible : si on sait par cœur les paroles, on les reconnait sans problème, sinon, c’est un peu plus difficile. Le chant peut parfois sembler un brin monotone : il manque encore à cette Carmen très « internationale » le travail avec un coach vocal francophone à même de lui inculquer une interprétation plus idiomatique, plus personnelle aussi, comme le faisait Janine Reiss autrefois. L’actrice brule les planches et son interprétation est un bon compromis entre les Carmen « aux joyaux sous les haillons » et celles qui jouent la carte de la vulgarité assumée. A ce stade de sa carrière, Aigul Akhmetshina est déjà clairement l’une des meilleures Carmen actuelles. A ses côtés, Piotr Beczala campe un Don José au timbre lumineux et à la projection insolente. Probablement suite à la fréquentation de Wagner, la voix a un peu perdu en souplesse, mais elle a aussi gagné en volume : la fin de l’acte III est particulièrement impressionnante, les décibels venant en appui dramatique à interprétation déchaînée. À 57 ans, une telle insolence vocale est remarquable. Ces moyens n’empêchent pas un chant raffiné quand il le faut, le ténor polonais déployant de magnifiques aigus piani à l’occasion, comme par exemple à la fin de « l’air de la Fleur ». Enfin, Beczala et Akhmetshina ayant déjà chanté l’ouvrage à la scène, l’alchimie est parfaite entre les deux artistes. La Micaela d’Olga Kulchynska est également une belle surprise. Cette fois, prononciation et articulation du français sont réunies, qualités que l’on avait déjà pu apprécier dans ce répertoire. La voix est un peu sombre, raisonnablement puissante. Si le legato est parfois en défaut ou l’aigu un peu écourté, gageons que la fréquentation du rôle lui permettra de perfectionner une interprétation déjà de haut niveau. Le soprano ukrainien n’est pas nécessairement gâté par la mise en scène qui fait de Micaela une jeune femme peu séduisante, mal dans sa peau, un peu nunuche et mal fagotée, sauf à l’acte III où elle retrouve des ressorts d’énergie. Néanmoins, la chanteuse sait défendre cette vision sans faille et témoigne d’excellents talents dramatiques. Kostas Smoriginas, également ancien membre du Jette Parker Young Artists Programme, reste un peu en retrait par rapport à ce splendide trio. La voix du baryton lituanien est un peu sourde, sauf dans un aigu libéré, globalement sans beaucoup de séduction. Les graves sont plus délicats et certains sont d’ailleurs habilement contournés dans son air. Le chant est peu châtié et, à l’image du personnage exigée par la mise en scène, l’interprétation manque de la classe attendue d’un torero (et que l’on retrouve chez les figurants !). La Frasquita de Sarah Dufresne et la Mercédès de Gabrielė Kupšytė sont de belles promesses. Les excellents Vincent Ordonneau (le Remendado) et Pierre Doyen (le Dancaïre) démontrent l’importance d’une parfaite maîtrise de la langue française dans cet ouvrage. Le quatuor est aussi à l’aise scéniquement que musicalement. Blaise Malaba est un Zuniga à la belle prestance. Enfin, il faudra suivre la carrière du jeune baryton Grisha Martirosyan (autre ancien du Jette Parker Young Artists Programme) d’ailleurs lauréat en 2022 des premier prix, prix du public et prix Joan Sutherland de la Veronica Dunne International Singing Competition et, en 2019, premier prix de la Gohar Gasparian Armenian National Singing Competition.
Succédant à la proposition de Barrie Kosky qui n’avait pas vraiment trouvé son public (elle avait été créée en 2018 et représentée 30 fois), cette nouvelle production n’aura vraisemblablement pas de problème à s’inscrire dans la durée au vu de l’accueil unanimement enthousiaste au rideau final. Esthétiquement, cette Carmen rappelle beaucoup celle de Calixto Bieito, vue et revue de Bastille à Barcelone, en passant par Londres (English National Opera), Boston, et même Oslo. Au delà de cet univers visuel (qu’on retrouve dans plusieurs productions de ces dernières années et jusqu’à L’Elisir d’amore vu par Laurent Pelly), l’approche de Damiano Michieletto est très différente et, paradoxalement, plus proche de l’esprit de l’opéra-comique français. La mise en scène de Bieito, violente et très sexualisée, nous projetait quelque part entre Pagliacci et Wozzeck. Avec Michieletto, on retrouve cette légèreté à fleur de drame, cette façon de danser sur un volcan, qui fut la caractéristique de l’esprit français au XIXe siècle, et qui disparut définitivement en 1914. A l’instar des Huguenots, de Robert le Diable, de Roméo et Juliette, de la Manon Lescaut d’Auber ou de son Gustave III (dont le livret est repris tel quel pour Un Ballo in maschera), ou encore de Lakmé, Carmen affecte la légèreté le plus longtemps possible avant de basculer carrément dans le drame : c’est donc un contresens stylistique d’en faire un ouvrage uniformément sombre. La mise en scène de Michieletto au contraire sait alterner les différents aspects de l’ouvrage, et renoue avec cet esprit tout en le mettant au goût du jour. Par ailleurs, la production fourmille de détails, pour la plupart heureux et qu’il est impossible de mentionner intégralement, dans une approche quasi cinématographique. Par exemple, Don José et Micaela ne chantent pas vraiment en duo lors de leur scène du premier acte : le soldat s’isole dans le poste de garde pour exprimer, dans une solitude physique et mentale « Ma mère, je la vois ». On voit également qu’il n’éprouve aucun amour pour la jeune femme. A la fin de l’acte, Carmen s’évade en menaçant les soldats d’une arme à feu : c’est ce que fera en miroir Micaela quand elle sera découverte par les contrebandiers au IIIe acte. A l’acte II, Carmen « s’offre » la fameuse bague qu’elle rendra à Don José au dernier acte, en l’arrachant des doigts de celui-ci, qui s’amuse de cette appropriation désinvolte. Capturé par les contrebandiers à la fin de l’acte II, Zuniga est échangé contre une rançon à l’acte III. Micaela chante « Vous me protégerez Seigneur » en étreignant discrètement la croix qu’elle porte en pendentif. Etc. Michieletto introduit également un personnage muet, celui de la Mère / Mort qui tire les cartes du tarot. Même si elles ravissent visiblement le public, on sera plus réservé sur les interventions des enfants entre les actes, ceux-ci portant des lettres géantes devant le rideau pour figurer « Un mois plus tard » avant l’acte II puis, « Le lendemain soir » avant l’acte III : en effet, si les amours de Carmen « ne durent pas 6 mois », il lui faut quand même quelque temps pour se lasser de José et pour s’amouracher d’Escamillo. Enfin, un dernier panneau (genre « astat detdfg ev jhbk » car les lettres sont d’abord dans le désordre) vaut au poétique Entracte d’être pollué par des rires. Certains choix de tordre le texte sont inutiles et un brin irritants (pour les quelques spectateurs qui s’en aperçoivent) puisqu’ils n’apportent aucun éclairage supplémentaire. Par exemple, à l’acte III, Carmen agit comme si elle ne souhaitait pas le départ de José (alors qu’elle avait rendez-vous avec Escamillo et qu’elle a lancé a son ancien amant « Vas-t-en notre métier ne te vaut rien ») et le soldat lance « Soit contente, je pars » à Micaela et non à Carmen. N’y a-t-il pas aussi une sorte de potacherie à faire dire, au dernier acte, « Voulez-vous des lorgnettes ? » non plus au marchand de lorgnettes mais à un de ses clients s’adressant à la demoiselle qui l’accompagne ? Bizarre aussi (pour un francophone du moins) de voir des quadrilles limitées à un unique torero. Au positif, chaque artiste du chœur semble avoir été coaché individuellement, avec des attitudes diverses et non stéréotypés, ce qui contribue à donner l’impression d’une authentique foule de badauds. Curieuse idée en revanche de faire Carmen étranglée par Don José, quand le coup de poignard (explicitement prévu dans les didascalies) est un écho terrifiant de la mort du taureau… Ces minimes réserves un peu longuement exposées ne doivent toutefois pas faire perdre de vue que cette production est une vraie réussite, fourmillant de détails justes et impossibles à apprécier en une seule soirée.
L’édition retenue pour cette série reprend à peu près la totalité de la musique de Bizet, y compris des passages rarement donnés (par exemple, une intervention des chœurs d’une quinzaine de secondes au moment où l’on annonce l’Alcade à l’acte IV). Seule entorse remarquable, le duo du duel entre José et Escamillo est réduit à un couplet (dans le livret, Escamillo épargne d’abord José, mais la seconde fois celui-ci manque de le tuer : d’où sa réplique «nous sommes manche à manche et nous joueront la belle (avec le double sens que l’on imagine) le jour où tu voudras »). Le texte est raccourci et modernisé, mais sans outrance : pourquoi ne pas utiliser plutôt les excellents récitatifs de Guiraud ? On doit également regretter la coupure du marivaudage entre Escamillo et Carmen, échange qui introduit la venue du torero à l’acte III.
Les chœurs sont absolument excellents. Leur français est quasi parfait et avec des inflexions qu’on n’entend pas nécessairement dans des formations francophones : ainsi pour la phrase « Sur la place, chacun passe, chacun vient, chacun va », les « chacun va » sont chantés un peu bas et ralentis, exprimant ainsi la langueur de la troupe des soldats sous le soleil sévillan. Le chœur d’enfants est lui aussi irréprochable et incroyablement à l’aise sur scène.
La direction d’Antonello Manacorda est l’un des grands atouts de cette soirée. Par le biais d’une battue souvent posée, le chef italien met en avant la profonde sensualité de l’ouvrage, que des directions uniformément rapides ont tendance à laisser de côté. Manacorda sait également faire ressortir les contrechants, révélant les richesses de la partition, sans ostentation toutefois. Le travail sur le rythme est fouillé (et fera froncer le sourcil aux ayatollahs du « Com’è scritto » ou aux ennemis du rubato). Par exemple, la Chanson bohème est démarrée avec un tempo assez lent, presque lascif, qui s’accélère progressivement au point de devenir frénétique. Les passages les plus dramatiques sont également parfaitement rendus, avec un orchestre nerveux (et d’autant plus par contraste), sans que les chanteurs ne soient aucunement couverts. Au global, une très belle réalisation qui permet de découvrir cette riche partition sous un jour nouveau.