Après La Bohème l’an dernier, le Conservatoire Municipal du 12e arrondissement présentait du 21 au 23 mars la production annuelle de son Atelier Lyrique, encadrée par la metteuse en scène (et soprano) Catherine Dune. Il faut rappeler à quel point ces spectacles sont importants pour de jeunes chanteurs qui n’ont (pour la plupart) pas encore intégré l’enseignement musical supérieur. Tout d’abord, ils y abordent l’art lyrique dans toute sa complexité, avec une part égale donnée au chant et au jeu, alors que cette deuxième dimension arrive rarement avant un certain degré de perfectionnement vocal. Ils y apprennent des rôles dans leur intégralité : c’est l’occasion pour eux de découvrir de nouveaux paramètres, comme la construction du personnage et l’endurance. On leur offre l’opportunité de chanter avec orchestre, chose rare avant d’avancer dans la carrière ou dans des finales de concours. Enfin, ils se confrontent au travail spécifique de production, qui se fait sur la longueur et en collectif.

Le choix de l’œuvre a été particulièrement ambitieux cette année, année Bizet oblige, avec Carmen dans sa version opéra-comique, sans les récitatifs de Guiraud. Le premier problème que peut poser cet opéra dans une production de cette envergure est l’effectif requis sur scène, avec chœur traditionnel et chœur d’enfants, pour des scènes de foule qui peuvent vite être frustrantes si les moyens manquent. Or, c’est à cet endroit que le spectacle est le plus réussi, et se révèle très enthousiasmant pour le public. La mise en scène de Catherine Dune place en effet le collectif au centre de son esthétique, en mettant en valeur tous les talents des conservatoires, qu’il s’agisse des solistes, des chœurs ou même des danseurs, très sollicités ici. A l’exception de quelques scènes, l’action principale s’inscrit ainsi en permanence au milieu de la foule, quitte à ajouter même des rythmes frappés sur la musique et des réactions en espagnol (ces dernières nous crispant un peu, affaire de goût personnel). Ce pourrait n’être qu’un enjeu pédagogique si c’était fait avec moins de métier et de bon goût, mais ici chacun apparaît dirigé en permanence, créant une effervescence et une énergie très communicatives. Tout au plus peut-on regretter par moments que cette activité, sur un espace réduit comme la scène de l’espace Reuilly, noie un peu les solistes. Il faut aussi saluer le travail préparatoire des chefs de chœur, les ensembles étant très investis et en place. Le chœur d’enfants en particulier est assez irrésistible, prenant manifestement beaucoup de plaisir à jouer sur scène.
Au-delà de cette gestion de la masse, la mise en scène dépasse largement nos attentes, grâce à un sens esthétique certain et des idées personnelles signifiantes mais jamais surlignées. Ainsi, on voit régulièrement apparaître lors du spectacle une fleur faite de bouts de papier mâché rouge sang à l’avant-scène. C’est là qu’est annoncée à deux reprises la mort de Carmen, avec l’interprète dans la position à laquelle elle se retrouvera à la fin de l’opéra. Tout d’abord, lors du prologue flamenco a cappella rajouté, pareil à une veillée funèbre, rythmé par les mains du chœur et la voix de Lise Garnault, très convaincante dans ce registre. Puis, idée très forte visuellement, lors de « La fleur que tu m’avais jetée », où José chante son amour à une Carmen comme morte, après l’avoir jetée à terre. Le personnage y gagne considérablement en perversion, loin de la romantisation douteuse qu’on a pu voir quelques fois. Plus généralement, on sent l’attention apportée à valoriser chaque membre de la production, notamment grâce à un soin particulier apporté aux rôles secondaires pour leur donner le temps d’exister. Le spectacle comporte par ailleurs son lot de scènes très techniques à réaliser, parfois même pendant le chant, auxquelles chacun se plie avec beaucoup d’adresse. Le quintette des contrebandiers en particulier, pourtant très délicat musicalement, est assez impressionnant ce soir par sa précision chorégraphique.

Un autre défi de l’œuvre pour des chanteurs en formation, si ce n’est le plus grand, est de trouver un quatuor de solistes capable d’assumer des rôles relativement larges, et surtout très longs pour Carmen et Don José. L’enjeu est donc non seulement d’avoir l’endurance et le métier pour parcourir tout le rôle sans se fatiguer, mais de se préserver sur l’ensemble de la production, des premières répétitions à la dernière représentation. Le compte n’y est pas tout à fait ce soir, mais on est séduit autrement, notamment par un jeu très naturel et élégant et par une diction toujours compréhensible. On aimerait les entendre dans des rôles qui leur demandent moins de contrôle en permanence pour pouvoir apprécier leurs qualités. Citons la Micaëla d’Anna Mercado, voix déjà lyrique et riche en harmoniques, et Agnès Bucquet qui fait une très belle entrée avec une Habanera habilement phrasée.
Les seconds rôles présentent tous de vrais tempéraments de comédie, qui font mouche auprès du public, mais aussi quelques belles voix. Julie Faure est exactement le soprano requis pour Frasquita, en plus d’être très professionnelle sur scène, tandis que Killian Esparre rend la salle hilare avec la bonhomie de son Zuniga. Il faut redire la réussite du quintette, notamment grâce à la diction de chacun et leur précision remarquable : saluons ainsi également Lise Garnault, Robin Esparre, et Vincent Legrez.
Philippe Barbey-Lallia dans la fosse est un modèle d’attention au plateau, veillant toujours à laisser à chacun la place nécessaire pour ne pas avoir à pousser, et à prendre des tempi qui leur évitent de s’épuiser. Les quelques décalages sont très rapidement rattrapés, grâce aussi à la réactivité des instrumentistes des CMA 12 et 13. L’énergie de l’orchestre ce soir n’est jamais un obstacle à la lisibilité, tout restant canalisé et dans une esthétique très française.

On peut se demander si le choix d’un tel monument de l’opéra n’était pas disproportionné pour ce cadre, voyant bien qu’on n’a qu’un aperçu partiel des talents de la distribution ce soir. Cependant, il faut surtout s’incliner devant l’ambition, les moyens mis à disposition (nous aurions pu nous attarder sur les costumes de Jean-François Pinto), et l’investissement de toute l’équipe pédagogique. Le résultat est un spectacle généreux, très abouti scéniquement, et surtout enthousiasmant. Loin de la routine de certaines productions au cadre plus institutionnel, on sent sur scène et dans le public une bonne humeur communicative, et on ne peut que remercier l’ensemble des artistes pour avoir mis leur talent au service de ce cadeau précieux.